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De l’infantilisme dans l’art

PAndré Rouillé

Le monde de l’art serait-il retombé en enfance ? Telle est l’impression qui se dégage de plus en plus nettement au fil des expositions, et qui s’est confirmée encore à la dernière Fiac. L’univers de l’enfance se retrouvait en effet dans les présentations de plus de vingt galeries (voir ci-dessous).
Même si l’univers de l’enfance n’est pas dépourvu de gravité, d’angoisses et de drames, même s’il n’est pas celui de l’insouciance et de l’innocence, il se caractérise par l’omniprésence du jeu, et par cette légèreté que les adultes ont perdue au fil des ans sous le poids des choses, des expériences, des épreuves, des responsabilités. Tout simplement de la vie.
Dans les œuvres, l’univers de l’enfance se distingue par ses registres thématiques, formels et colorés, souvent par des matières (plastique, jeux vidéo, etc.), et toujours par les corps, les situations et les choses (notamment les jouets) convoqués.

En fait, l’infantilisme peut désigner cette généralisation régressive de l’univers de l’enfance à tous les niveaux de la société des adultes, et particulièrement au monde de l’art.

L’essor de l’infantilisme dans les œuvres d’aujourd’hui rompt avec le régime de l’art des cinquante dernières années qui, dans ses thèmes et dans ses formes, était beaucoup plus sombre et sévère qu’il ne l’est aujourd’hui. Et cela à des époques sans doute plus positives que la nôtre, comme si la tonalité générale des œuvres allait à l’inverse de celle de leur époque.

La rigueur du minimalisme et de l’art conceptuel, le caractère généralement angoissant de l’art corporel et des performances, ou franchement mortifère de beaucoup d’œuvres pop (notamment les chaises électriques ou sur les accidents de la route de Warhol), cette noirceur ou cette froideur en art se déployaient dans une société occidentale, celle des Trente glorieuses, économiquement en plein essor, et socialement dans une phase d’ouverture, notamment sur le plan des mœurs.
La contestation des avant-gardes artistiques s’opposait à l’ordre esthétique établi avec la même vigueur que les mouvements révolutionnaires affrontaient le pouvoir politique et économique. La machine économique allait au même tempo alerte que les machines sociales et artistiques, mais dans des sens différents, voire opposés.

C’était l’époque des oppositions tranchées, des exclusives, des affrontements idéologiques, politiques, esthétiques. C’était l’époque du «ou», des identités exclusives : est ou ouest, homme ou femme, blanc ou noir, salé ou sucré, peintre ou photographe, figuratif ou abstrait, etc.
A partir des années 1980, l’époque a changé. La défaite américaine au Vietnam puis la chute du mur de Berlin ont mis fin à la Guerre froide et emporté avec elle les anciennes exclusives.
Est advenue alors l’époque du «et», des identités inclusives (ou mixtes) : on pouvait désormais s’affirmer homme «et» femme (homosexuel, transsexuel), blanc et noir (métisse, beur), peintre et photographe (plasticien), etc. Les distinctions et les affrontements de la veille perdaient de leur pertinence.
C’est dans ce cadre que se sont constituées des œuvres comme celle de Nan Goldin, ou que la photographie est devenue un matériau de l’art après un siècle et demi de rejet obstiné par les artistes.

L’infantilisme se développe en art avec le phénomène des identités inclusives (mixtes) dont l’essor aboutit au règne de l’indifférence selon lequel tout est acceptable, tout s’équivaut, rien n’existe plus que des singularités insignifiantes.
Dès lors que l’on peut indifféremment proposer et combiner des peintures, des photographies, des vidéos, des performances, des interventions sur internet, des attitudes, des films, etc. ; dès lors que l’art ne connaît plus d’exclusives de thèmes, de formes, de matériaux, de territoires ; dès lors, donc, que les interdits ne sont plus internes, mais externes à l’art lui-même — économiques ou judiciaires ; alors, à ce stade, rien ne s’oppose plus au fait que l’enfance — ses formes, ses matériaux, ses couleurs, ses objets particuliers, etc. — rentre de plain pied dans l’art.

Le mouvement de l’art a donc créé les conditions de possibilité d’un devenir infantile de l’art. Mais ce devenir de l’art s’ancre dans une autre série de conditions qui sont celles de l’infantilisme dans lequel baignent les sociétés occidentales de consommation.
Dans ces sociétés, infantilisante est la publicité qui prétend conférer à la consommation les pouvoirs miraculeux d’enchanter la vie. Infantiles sont les conceptions consuméristes de la liberté rapportée à cette formule: «Ce que je veux, quand je veux, comme je veux, autant que je veux». Régressives sont les multiples situations pauvrement ludiques dans lesquelles les adultes sont plongés : du grattage aux jeux vidéo, des petits jeux d’argent aux médiocres spectacles de jeux télévisés — le foot y compris.
Le jeu n’est pas régressif ou infantilisant en soi, mais il le devient quand, dans un univers de consommation, il est réduit au rôle de moyen de vente.

L’essor de l’infantilisme dans l’art fait ainsi directement écho à la généralisation de la société libérale de consommation et à ses ressorts psychologiques.
Cet infantilisme qui résonne dans les œuvres est aussi une expression de la précarité sociale d’aujourd’hui, comme si l’univers enchanté de l’enfance et du jeu était un refuge face aux difficultés sociales grandissantes. Comme si l’infantilisme était un effet de l’irresponsabilité au travail, l’habitude à obéir, à exécuter, qui croît avec la précarité. Comme si, tout simplement, l’infantilisme était organisé pour contribuer à la paix sociale : faute de pain, des jeux !

Les nounours dans l’art peuvent aussi être politiques…

André Rouillé.

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Régine Kolle, Young Girl in Love, 2001. Huile sur toile. 50 x 70cm. Courtesy Galerie Alain Le Gaillard, Paris.

Parmi les peintres déclinant le monde de l’enfance, on a noté à la Fiac : Léopold Rabus (galerie Adler), Adam Adach (galerie Jean Brolly), Clayton Brothers (galerie Magda Danysz), James Rielly (galerie Distrito Cu4tro), Raven Schlossberg (galerie G-Module), Régine Kolle (galerie Alain Le Gaillard).
Ces peintures côtoyaient les sculptures à base de peluches et de jouets de Gelatin (galeries Nicola Von Senger et Emmanuel Perrotin) ou de Shih Chieh Huang (galerie Virgil de Voldère), à base de bouées (Gérard Deschamps, galerie Martine Thibault de La Châtre), à base de bonhommes en polystyrène de Kirill Chelushkin et Snow People (galerie Rabouan Moussion)
Il faudrait ajouter l’installation vidéo, photo et sculpture de Mary Sue (galerie Rabouan Moussion) mêlant couleurs acidulées, saute-mouton, roulades et culotte à l‘air ; et les galeries dont l’espace était aménagé comme une chambre d’adolescents prépubères : Miss China Beauty, ou la Galerie Luxe (New York) au sol rose fuchsia avec paillettes et sculptures de monstres intergalactiques.
On pourrait également citer dans d’autres registres d’autres artistes non présentés à la Fiac tels que Alain Séchas, Christian Boltanski, Annette Messager.
Quant à la galerie RX, elle a organisé (23 juin-27 juil. 2005) une exposition intitulée «Traces d’enfance», regroupant dix artistes : Marie Amar, Jérôme Baudoin, Damien Beguet, Xavier Drong, Space Invader, Luisa Caldwell, Françoise Petrovitch, Jeanne Susplugas, Mathias Schmied, Philippe Tourriol.

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