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De la politique dans l’art : l’île Seguin et Le 104

PAndré Rouillé

Les grands projets culturels de Georges Pompidou ou de François Mitterrand n’étaient évidemment pas dépourvus de visées politiques. Depuis la défection de François Pinault, le sort de l’Ile Seguin va et vient au gré des situations politiques. D’un autre côté, qui pourrait croire que le Maire socialiste de Paris soutient pour le seul amour de l’art «Le 104», ce gros projet de 37 000 m2 en cours d’achèvement dans les anciennes Pompes Funèbres, situées à l’est de la capitale, au 104, rue d’Aubervilliers ?
On sait qu’avec la Pyramide du Louvre et les colonnes de Buren, François Mitterrand avait littéralement planté les formes les plus avancées et les plus contestées de la modernité au cœur des lieux sacrés de la haute tradition architecturale et artistique française.

Le message et la provocation étaient clairs, les réactions ne se sont pas fait attendre, où les arguments de culture cachaient mal la polémique politique à coloration droite-gauche.

Sur l’Ile Seguin, c’est une lutte droite-droite qui se joue depuis le départ de François Pinault. Pour laver l’affront administré à l’État par un grand patron collectionneur d’art contemporain, ami du Président de la République d’alors, il a été décidé au plus haut niveau de lancer un nouveau projet dans lequel se sont, aussi mécaniquement que caricaturalement, reflétées les luttes en cours à l’époque au sommet de l’État.
Au Premier ministre Dominique de Villepin, favorable à un «Centre européen de création contemporaine», Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur et président du Conseil général des Hauts-de-Seine, opposait un «jardin de sculptures».
A une vision contemporaine, ouverte sur la notion panoramique et interdisciplinaire de «création», s’opposait un projet refermé sur une conception étriquée de l’art, réduit à un seul genre, la sculpture, épuisé pour avoir été très malmené tout au long du XXe siècle par les assauts conjugués des artistes modernistes.

En période de chiraquie chancelante, le ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, avait bien tenté de défendre cette (trop) belle utopie de «Centre européen de création contemporaine», mais les élections présidentielles ont eu raison de ses louables efforts. La rupture a frappé. A bas le centre ! Adieu la création européenne ! Ce sera un jardin-musée dévolu à la sculpture. Confirmation apportée par Georges-Marc Benamou, zélé conseiller du Président pour la culture et l’audiovisuel, après avoir été un confident docile des derniers moments de François Mitterrand.
Mais pourquoi ce choix ? Réponse du conseiller : «C’est un rêve ancien de Nicolas Sarkozy quand il était président du Conseil général des Hauts-de-Seine» (Le Monde, 26 janv. 2008). Belle justification ! Alors que la firme Sony déborde d’ingéniosité technologique pour réaliser nos rêves les plus fous («Vous l’avez rêvé, Sony l’a fait»), le Président de la République replie les plus beaux projets — et budgets — publics sur ses tout petits rêves à lui…

Alors que les tractations et crocs en jambes vont bon train autour de l’Ile Seguin — sur le très riche, et politiquement très droitier, flanc sud-ouest de la capitale —, la Mairie socialiste est, elle, sur le point de faire aboutir, avec «Le 104» installé dans le très populaire nord-est, un projet basé sur une conception diamétralement opposée.
On assiste ainsi à une opposition géographique, politique, sociale et esthétique si parfaite qu’elle pourrait faire douter ceux qui, au nom de l’«aventure pour moderniser la France» (Georges-Marc Benamou, Libération, 23 janv. 2008), feignent de croire en la disparition miraculeuse des frontières, des conflits d’intérêts, des disparités de situations, des rapports de forces et des luttes de pouvoirs, sinon de classes.

Aux antipodes du «jardin de sculptures», les deux directeurs du 104, Frédéric Fisbach et Robert Cantarella, proposent un espace expérimental pluridisciplinaire animé par l’ambition de réinventer la place des spectateurs dans les œuvres, et de «rendre visible cette invisibilité» qu’est le processus de création (Art Press, févr. 2008).

La césure politique entre Le 104 et l’actuel projet de l’Ile Seguin passe par une série de disparités esthétiques entre les types d’œuvres proposées, et surtout entre les manières de les produire, de les faire fonctionner, et de les faire voir.
La politique dans l’art ne passe pas par des contenus explicites supposés engagés, mais toujours menacés de s’épuiser en de plates et dérisoires déclamations. La politique se manifeste au contraire dans des manières de faire, de voir et de faire voir qui s’actualisent dans des dispositifs.
L’Ile Seguin est un dispositif de visibilité des œuvres. Le 104 également, mais différent. Et c’est par leurs différences esthétiques que ces deux dispositifs s’opposent politiquement.

Le «jardin de sculptures» est réactionnaire. Non pas à cause des œuvres qu’il pourra rassembler, ni du soutien d’un Président de droite, mais parce que ce projet est arc-bouté aux conceptions les plus passéistes concernant des questions et des pratiques aussi vives que l’art, les œuvres, les spectateurs, le regard, etc. C’est par ses dimensions esthétiques que le «jardin de sculptures» est politiquement réactionnaire.
Quant au 104, il n’est pas plus socialiste que l’Ile Seguin n’est UMP. Mais il est progressiste par sa façon de considérer l’art et la création dans des termes renouvelés, en résonance avec les pratiques et les débats esthétiques les plus avancés d’aujourd’hui.

Alors que le «jardin de sculptures» trahit, dans sa dénomination même, un repli caricatural sur le passé, les responsables du 104 sont, eux, résolument à la recherche de directions inédites, ouvertes vers l’avenir. «Nous voulons poser la question de la recherche artistique» parce que, précisent-ils, «il nous était devenu impossible de travailler comme nous le faisions auparavant» (Art Press, fév. 2008).

C’est pour faire face à cette situation que le 104 a été conçu comme «un outil adapté aux conditions de la création contemporaine». Un outil pour agir avec et sur la création contemporaine, c’est-à-dire pour contribuer à l’invention d’une «proximité entre le destinataire  et les artistes», pour remettre en cause le marché comme «ultime étalon de la création», ou pour redéfinir le périmètre des œuvres en considérant que «le cheminement de la recherche est déjà de l’œuvre».

Les édiles municipales ont bien compris les bénéfices politiciens qu’elles pouvaient retirer de ces dynamiques esthétiques éminemment politiques, au sens non politicien d’une reconfiguration, par l’art, de nos manières de voir, de sentir, de faire, et de considérer le monde.

André Rouillé

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Les propos de Frédéric Fisbach et Robert Cantarella, directeurs du 104, sont extraits de leur interview parue dans Art Press (fév. 2008).

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