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Daniel Templon

A l’occasion des 40 ans de la galerie Daniel Templon, un catalogue fleuve retrace l’histoire du lieu qui se confond avec l’histoire de l’art la plus récente. Cette longévité s’explique par les choix, le travail, la prudence, la rigueur de Daniel Templon qui reste «à l’affût» des talents d’aujourd’hui. Il continue à travailler avec les meilleurs artistes au monde, malgré l’écrasante concurrence anglo-saxonne.

Interview par Pierre-Évariste Douaire

Pierre-Évariste Douaire. Bon anniversaire Monsieur Templon ! Votre galerie fête ses quarante ans, c’est l’âge de raison ?
Daniel Templon. J’ai constaté que la plupart des visiteurs et que beaucoup des collectionneurs ignoraient presque totalement tout de l’histoire de la galerie, de ses artistes, de l’histoire de l’art tout court. Les artistes qui ont exposé ici reflètent ce qui s’est passé en art contemporain depuis quarante ans. Que ce soient des Conceptuels, des Expressionnistes abstraits, des Pop, des Trans-avant-gardes, des Figuratifs américains, ce sont autant de courants que les gens connaissent très mal aujourd’hui.

L’objectif du livre est de faire connaître cette évolution de l’histoire de l’art, et les artistes qui ont participé à cette aventure. Il fallait remettre un peu d’ordre et montrer que Paris n’était pas marginale par rapport aux villes européennes, mais au contraire très active. Elle a présenté les meilleurs artistes et le plus grand nombre d’expos de haut niveau, New York mis à part.

Vous placez Paris juste derrière New York ?
Oui, si on analyse posément les choses. Paris a eu une activité exemplaire. En Allemagne les galeries sont dispersées entre Berlin, Düsseldorf, Munich, Cologne et Hambourg. Il n’y a qu’à Paris que l’on a assisté à une aussi grande diversité d’expositions d’aussi haute qualité, même Londres n’a pas été en mesure de rivaliser, excepté ces dix dernières années.

Souffler sur les bougies d’un gâteau ne vous intéresse pas, vous préférez éplucher le mille feuilles de votre livre-catalogue récapitulant votre parcours ?
Ce livre a un aspect pédagogique. J’ai tenu à publier les textes de l’époque. Beaucoup de confrères ont fait des catalogues sur leurs dix, vingt, trente ans, voire même quarante ans d’activité pour l’un d’entre eux. Mais ils sont rarement accompagnés de textes, ou alors les textes sont très sommaires et ne reflètent pas le point de vue de l’époque. Si on feuillette cet ouvrage, et si on prend la peine de le lire, on apprendra des choses sur l’art de ces quarante dernières années. J’ai insisté pour prendre intégralement ou partiellement les textes des meilleurs auteurs de l’époque.

Ce catalogue est une très belle initiative, mais peu de galeries consacrent du temps et de l’argent à l’édition.
Cela a changé aujourd’hui. Si dans le passé il y a eu peu de publications sur les expositions, c’est pour des raisons économiques, et non par manque d’intérêt. Le marché français était, ces dernières années, un petit marché comparé aux marchés allemand, suisse, italien ou belge. Les galeries ne s’aventuraient pas dans la publication de catalogues coûteux car, d’une part, elles ne dégageaient pas suffisamment de profits, et que, d’autre part, elles ne faisaient pas les investissements nécessaires. La situation a changé et beaucoup de galeries font ces efforts là, parce qu’un catalogue est une trace et qu’il permet de mieux faire connaître les artistes. Pour ma part, je n’ai jamais hésité à faire des catalogues. J’en ai toujours fait.

C’est une attitude assez rare, insuffisamment partagée par vos confrères.
S’ils ne font pas de catalogues, ils ont tort !

Vous avez contribué à monter un magazine de qualité comme Art Press.
Je ne suis pas étranger à l’édition, car j’ai eu l’idée de créer Art Press en 1972 et Artstudio en 1986. Le premier existe toujours après plus de trente ans, le second a duré six ans et a donné lieu à vingt-quatre numéros, c’était une revue luxueuse avec une grande volonté pédagogique.

Aujourd’hui la presse magazine artistique assume-t-elle son rôle critique ?
Les magazines ne font pas suffisamment d’articles de fond sur les artistes. Art Press le fait, L’Œil aussi, Beaux Arts moins. Quand on s’interroge sur la validité de certains artistes ou courants artistiques, on a besoin de jugements critiques. Faire le tri dans toute la production actuelle demande une réflexion critique. Or, il manque un journal à la fois informatif et critique. Plus d’intellectuels devraient s’engager sur le jugement de l’art actuel. Mais une telle revue du niveau des Cahiers du Centre Pompidou ne serait pas rentable…

Le but d’Art Press était de promouvoir les artistes de la galerie ?
En 1972, l’art américain était totalement inconnu ici, une galerie qui en montrait, et parmi les plus jeunes il n’y avait qu’Yvon Lambert et moi. Pour faire connaître cet art, qui était le plus novateur, il fallait une revue. Comme personne ne le faisait, j’ai eu l’idée de créer Art Press, et j’ai trouvé un financier qui a permis de lancer le journal. Art Press a d’emblée montré une nouvelle génération d’artistes, essentiellement des Américains — expressionnistes abstraits, pop, conceptuels ou minimalistes. J’ai naturellement publié certains des artistes que je représentais, mais cela se recoupait. Art Press a contribué à modifier la situation française. Il reste un journal qui compte.

Comment expliquez-vous que la durée des galeries soient aussi courte? Dix ans est déjà une performance…
Une galerie est une entreprise commerciale. Il faut faire les bons choix, ne pas se tromper d’artistes, se tromper moins que les autres, cerner les personnalités dès le départ, établir des relations de confiance. C’est énormément de travail. De l’extérieur on peut penser qu’il suffit d’aller frapper à la porte des ateliers, de choisir quelques tableaux et de les accrocher sur le mur en attendant qu’ils se vendent tout seuls. C’est autrement plus compliqué. La plupart des galeries ont débuté avec peu moyens, peu de notoriété, et des artistes sans grande visibilité. Sa notoriété, c’est à la galerie de la construire. Cela demande énormément de travail. Etre galeriste est un engagement à plein, jour et nuit. Mais c’est un métier passionnant et diversifié. Une galerie c’est aussi une gestion qui doit être rigoureuse. Les frais généraux sont immenses. Pour durer il faut avoir un oeil, une sensibilité artistique, être rigoureux, bon gestionnaire, communicateur, stratège, psychologue. C’est un métier complexe, mais qui procure d’immenses satisfactions.

Dans votre situation peut-on encore prendre des risques ?
Pour une jeune galerie, la prise de risque est totale. Sur cinq ou six artistes avec lesquels vous voulez travailler, un ou deux seulement vont faire carrière. Dans mon cas, après tant d’années, je ne cours plus après tous les jeunes artistes. Découvrir m’intéresse toujours, mais je ne peux guère prendre plus d’un nouvel artiste tous les trois ans. Car cela demande beaucoup de temps, une structure plus importante, des locaux plus vastes, un personnel plus nombreux, ce qui n’est guère envisageable dans la conjoncture française.

Vous parlez de gestion rigoureuse, de prise de risque limitée, vous vous méfiez de la conjoncture actuelle.
Nous vivons une période un peu folle, on veut s’agrandir, investir, doubler son personnel, mais au moindre retournement de conjoncture les personnels et les artistes seront pénalisés. Je ne veux pas prendre ce risque. J’ai vécu deux crises, et si je dois en subir une troisième, je veux en limiter au maximum les effets négatifs.

Êtes-vous toujours à la recherche de jeunes artistes ?
Chercher de jeunes artistes, c’est notre vocation, même après quarante ans de carrière. Si demain je trouvais un jeune artiste, je n’hésiterais pas. J’ai d’ailleurs découvert un jeune artiste de trente et un ans, un Anglais très doué, plein de talent. J’en retrouverai peut-être un autre demain, ou dans quatre ans. La structure de la galerie est telle que miser sur un jeune ne représente pas un grand risque. Mais pour une galerie débutante, le pari est toujours plus risqué.

La loi du marché menace les mauvaises galeries. Cette vision n’a-t-elle pas l’inconvénient d’occulter des talents prometteurs mais demandant plus de temps pour éclore ?
L’époque des artistes maudits est finie. Il y a des artistes qui ne sont pas à leur place, qui ne sont pas visibles pendant un certain temps, mais il n’y a pas de génies méconnus. On va redécouvrir des artistes, l’histoire de l’art n’est pas écrite à l’avance. Personne ne peut dire si Jeff Koons et Damien Hirst seront les artistes majeurs de l’histoire de l’art, ils y figureront, c’est sûr, mais à quelle place ?
L’histoire de l’art est toujours en évolution, l’attribution des places de chacun change à chaque période. Des révisions s’opèrent, même après plusieurs décennies. Des changements sont possibles, des artistes oubliés peuvent revenir sur le devant de la scène, mais des génies méconnus, cela n’existe pas, je ne peux pas y croire. Les artistes sont à l’affût, recherchent des galeries, et inversement. Vu le nombre de galeries dans le monde, un artiste qui n’a pas de galerie, à mon avis, c’est qu’il a peu de talent.

Pourquoi ne pas ouvrir un autre espace d’exposition à l’étranger ?
Parce qu’il y a suffisamment à faire ici, en France, pour faire la promotion de ses artistes, développer son entreprise, faire des profits, réinvestir. Se disperser n’est pas la bonne solution. Ouvrir des espaces aux quatre coins du monde pour aller chercher des artistes et des collectionneurs n’est pas utile. Les collectionneurs doivent passer par ici. Paris, derrière Londres, est en train de reprendre une position enviable sur le marché de l’art contemporain.
Au cours des dernières années, on a entendu dire qu’il ne se passait plus rien d’intéressant en France, qu’il n’y avait pas de collectionneurs, ce qui est faux. En France, il y a de très bons artistes, beaucoup de collectionneurs, un vrai marché. La majorité des collectionneurs disposent d’un budget-plafond d’environ 50 000 euros, ce qui n’est pas rien. Il existe aussi de gros collectionneurs. Mais les grandes fortunes ont presque toutes quitté la France à cause de l’impôt absurde sur la fortune. Ces Français achètent mais placent les œuvres là où ils habitent : en Suisse, en Belgique ou en Angleterre.

Des mesures fiscales pourraient changer la donne ?
Bien sûr. Le redressement de l’image de la France à l’étranger passe par des mesures fiscales. Il faut un vrai changement politique, la fin de la sociale démocratie et l’adoption du libéralisme comme en Grande-Bretagne.

Qu’espérez-vous comme changement fiscal ?
Une œuvre donnée à une collection ou à un musée devrait être totalement déductible fiscalement, comme aux États-Unis. Quand une œuvre prendrait de la valeur, la différence devrait donner lieu à un avoir fiscal de la même importance. Ces mesures permettraient d’enrichir considérablement les musées français. Tout collectionneur est un joueur, s’il achète un jeune artiste, c’est en pensant qu’il possède un futur maître. Si les collectionneurs peuvent espérer faire des profits en achetant des œuvres, leur nombre puis le niveau de leurs achats s’accroîtront.

On parle souvent de mauvaise promotion des artistes français…
Cette question est complexe et multiple. En France la place de l’État est trop importante. Cela ne remet pas en question la compétence des fonctionnaires de l’art, mais le système est bloquant. Il n’est pas normal que tout remonte au sommet, que tout passe par le ministère de la Culture.
Par exemple, le Grand Palais ne devrait pas être géré par l’État, mais par une société privée avec une concession de 99 ans. Des fondations privées devraient pouvoir voir le jour grâce à des avantages fiscaux maximum, comme aux États-Unis. Pour l’instant il n’existe en France que deux fondations privées capables d’infléchir le cours des événements. Il en faudrait une dizaine, ce qui suppose que la législation y soit favorable.
La culture devrait être gérée par le privé, et l’État n’intervenir que dans les domaines, notamment financiers, où le privé ne peut pas s’aventurer. Or, on a actuellement l’impression que c’est l’État qui impose son point de vue. La France est certainement le pays qui dépense le plus d’argent dans la culture, mais c’est elle qui, parmi les dix pays les plus prescripteurs en matière d’art contemporain, présente les plus mauvais résultats. L’État donne beaucoup d’argent pour l’art, et la France est sous représentée à l’étranger. Pourquoi ?

Les galeries n’ont-elles pas elles aussi leur part de responsabilité dans cet échec ?
Non. Nous n’avons aucun pouvoir, à part celui de faire des expositions et de vendre nos artistes et d’en faire la promotion. On devrait donner au secteur privé les moyens de plus se développer.

La rue Louise Weiss, où plusieurs galeries se sont regroupées derrière une même dynamique, a été bénéfique à la scène parisienne. Le Palais de Tokyo a aussi été perçu très favorablement. Ces deux initiatives, privées et publiques, ont contribué au regain d’intérêt pour la scène parisienne.
Longtemps un fossé gigantesque a séparé le privé et le public. La galerie était le lieu où l’on exploitait le gentil artiste. Je caricature à peine — il n’y avait qu’en France que l’on entendait ce discours. Pour être respectable, l’art ne pouvait être acheté, exposé, que dans une visée collective, c’est-à-dire muséale. L’art ne devait pas être vendu aux collectionneurs, mais aux collections publiques avec de l’argent public. On revient de loin…

De jeunes galeristes comme Kamel Mennour ou Emmanuel Perrotin proposent des stratégies pour rendre visible la scène française à l’étranger. Pour le premier, il faudrait s’inspirer du Off de Bâle et de ses fêtes ; pour le second, il faudrait travailler en partenariat avec l’État pour cofinancer les pièces de la Biennale de Venise.
Pour moi, on doit complètement être déconnecté de l’État.

Une initiative comme la «Nuit blanche» permet de rendre visible au grand public ce qui ne l’est pas durant reste de l’année.
Oui, mais là aussi il faut faire attention, je ne suis pas du tout sensible à l’intérêt de la «Nuit blanche». L’art ce n’est pas du divertissement. La «Nuit blanche» n’existe que pour des raisons démagogiques et électoralistes. C’est beaucoup d’argent dépensé pour pas grand chose. Suzanne Pagé, l’ancienne directrice du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, s’en est plainte largement, et à juste titre. Non, l’art c’est autre chose que cela. Ce n’est pas du spectacle. L’art a quelque chose de profond à dire, son message peut être tragique, angoissant. L’art n’a pas pour vocation de s’afficher dans la rue la nuit pour distraire les gens. Ne mélangeons pas les genres.

Selon vous l’accès à l’art doit s’accompagner d’une vraie démarche ?
Bien sûr. Ne confondons les genres. L’art n’est pas un divertissement.

Quelles sont aujourd’hui les conditions pour exposer un Américain vedette ?
C’est beaucoup plus difficile aujourd’hui d’avoir les grands artistes qu’autrefois. Pourquoi ? Jusqu’en 1991, date de la dernière crise, Paris était encore une capitale enviée, admirée. Tous les artistes, enfin presque tous, avaient envie d’exposer dans les galeries ou les musées parisiens.
Mais aujourd’hui la donne a changé, l’aspect économique a pris le pas sur l’aspect culturel. A l’initiative des États-Unis, la galerie n’est plus qu’un lieu de commerce, l’aspect culturel est passé au second plan. Avant, nous misions sur des artistes, nous investissions sur eux, nous nous engagions sur plusieurs années. Aujourd’hui si une exposition ne rencontre pas son public aux États-Unis, l’artiste risque fort de passer à la trappe, au profit du suivant. L’époque a changé : la consommation prime sur le développement culturel.

Comment faire pour attirer les artistes importants ?
Il faut d’abord proposer des garanties financières que n’exigeaient pas les artistes dans les années 1970 et 1980. Il était préférable de pouvoir leur acheter trois ou quatre œuvres par exposition, mais ce n’était pas une obligation. Il est aujourd’hui beaucoup plus difficile de faire venir à Paris des artistes de classe internationale bénéficiant d’une cote élevée.
Paris est considéré comme une place secondaire, même si je ne partage pas ce point de vue. Personne n’achète ici des œuvres valant plusieurs millions de dollars — des Français comme Bernard Arnaud ou François Pinault préfèrent acheter à New York ou à Londres. Or, si l’on disposait des meilleurs artistes, les collectionneurs viendraient acheter à Paris qui continue à rayonner. Pour attirer les meilleurs artistes et convaincre les galeries de les laisser venir à Paris, il faut être deux fois plus persuasifs et apporter des garanties financières beaucoup plus importantes que dans le passé.

Quels sont les garanties financières que vous devez présenter ?
Les galeries américaines, qui contrôlent le marché, expliquent à leurs artistes qu’il n’est pas intéressant de vendre à Paris (même si c’est faux), car les œuvres qu’elles laissent partir à l’étranger représentent pour elles un manque à gagner, une perte financière importante, un impact économique négatif.

La garantie financière pour les artistes consiste à un acheter un nombre minimum d’œuvres ?
Oui, tout à fait. Si l’artiste n’a pas assez vendu, nous devons lui acheter certain nombre d’œuvres.

Ce type de pratique a lieu avec tous les artistes majeurs ?
Non, les artistes que nous connaissons depuis longtemps travaillent en confiance. Mais beaucoup d’artistes émergents sont pris en charge par les grandes galeries sous contrat d’exclusivité, ce qui rend les collaborations plus difficiles.

Vous parvenez cependant à les exposer ?
Oui, mais les conditions financières sont nettement moins favorables. La guerre économique et culturelle existe entre les pays. Le marché de l’art est un champ de bataille sur lequel nous n’avons pas la puissance financière suffisante pour rivaliser avec les colosses américains et anglais. Il faut donc rester dans une programmation intéressante tout en obtenant des résultats financiers appréciables et satisfaisants. Mais si on ne vend pas l’artiste ira voir ailleurs. Galeriste est un métier de réflexion et de prudence.

Comment s’exerce cette compétition internationale sur une foire ?
Une foire doit être la vitrine de la galerie. En cinq jours il faut montrer ce que l’on a de mieux. Je fais toujours des acquisitions en vue de les exposer en foire, que ce soit à Paris ou à Bâle. La bonne image donnée pendant la semaine d’exposition vous amènera des gens nouveaux dans votre galerie le restant de l’année. Une foire est un moment important pour l’image de la galerie.

Comment jugez-vous la nouvelle Fiac à l’intérieur du Grand Palais ?
Il n’était pas nécessaire de déménager de la Porte de Versailles, car l’aménagement du Grand Palais n’est pas finalisé : il n’y a ni dalle de béton, ni chauffage, ni air conditionné, ni parking. Les toilettes sont déplorables, les peintures murales non refaites, les lieux de détente insatisfaisants et le restaurant insuffisant. On est dans un hangar, même si c’est le plus beau hangar du monde, c’est un hangar.
Le ministère a voulu ouvrir de toute urgence, alors que le chantier était commencé depuis treize ans. J’étais partisan d’attendre encore deux ans pour bénéficier d’un endroit achevé. Heureusement, les étrangers ont prêté moins d’attention à l’état du bâtiment qu’au fait d’être dans le Grand Palais. Mais on ne peut pas continuer à travailler comme cela. Il faudra fermer complètement au public pendant deux à trois ans.

Au-delà de ces aspects techniques, le pari de faire revenir une clientèle internationale a-t-il été gagné ?
Vous avez raison, les étrangers ont été enchantés et satisfaits. L’objectif était de les faire revenir. Ils reviendront l’année prochaine. Ce pari a été gagné. Mais on aurait intérêt à refermer le Grand Palais très vite et à entamer de nouveaux travaux pour en faire un lieu exceptionnel.

Comment jugez-vous l’espace des jeunes galeries dans la Cour Carrée du Louvre ?
Il était dommage que toutes les galeries ne puissent pas être ensemble au même endroit. Il aurait fallu placer les jeunes galeries à proximité, au Petit Palais ou sur l’Esplanade des Invalides. Mais à part cela, le pavillon dans la Cour Carrée du Louvre était une vraie réussite. On s’y sentait bien, les cloisons transparentes permettaient de profiter des façades et des colonnades environnantes. C’était un espace chaleureux.

Face à Frieze, à Bâle, quels sont les atouts de la Fiac ?
Pour redevenir la deuxième foire d’Europe après Bâle, il faut redéfinir la stratégie de l’image de la France, mais là on touche un domaine qui sort de notre compétence. Si on ne change pas de régime social-démocrate, on ne sera pas le pays le plus dynamique d’Europe. Le chemin parcouru par l’Angleterre depuis l’élection de Thatcher, la France pourrait le faire à son tour. On pourrait rendre notre pays beaucoup plus libre, encourager les investissements, le retour des capitaux, encourager le travail et non pas le contraire, supprimer l’impôt sur la fortune et les 35 heures pour que l’Hexagone retrouve une bonne image internationale. Ce pays est critiqué à l’étranger et à juste titre.

Les initiatives françaises pour revaloriser l’image de marque de la France au point de vue artistique, comme le Palais de Tokyo, l’exposition «La Force de l’art», ou les nouveaux quartiers de l’art contemporain, comme Saint-Germain-des-Prés ou la rue Louise-Weiss, sont-elles selon vous efficaces ?
L’addition de tous ces événements depuis cinq ans contribue à améliorer la situation. Mais à côté de ces petits faits il faut de grandes modifications qui ne peuvent être envisagées que par un nouveau régime politique.

Le plus important n’est-il pas d’occuper avant tout l’avant-scène médiatique et culturelle ? Renforcer sa présence dans les biennales ? Gagner des prix internationaux ? Avoir une critique présente et puissante ?
Bien sûr, je me réjouis des succès de Daniel Buren, Annette Messager et Pierre Huyghe, cela compte. Je suis ravi quand un Français gagne un prix à l’étranger. Mais le fond des choses est différent. Les exemples que vous citez sont des petits faits, des petites améliorations, des petites réformes, des petites mesures, mais il faut aller plus loin pour que la France devienne un vrai pays libéral.

Un galeriste est-il un collectionneur professionnel ?
Non, il y a des collègues qui sont de vrais collectionneurs et qui accumulent les tableaux. Je suis moins collectionneur qu’eux car posséder ne m’intéresse pas. Garder trente ans un tableau n’est pas dans ma nature, je préfère vendre pour renouveler le plaisir de mes yeux. Financièrement cette démarche est préjudiciable, j’ai eu tort de ne pas conserver certaines pièces, car elles auraient pris de la valeur, mais posséder n’est pas ce qui m’intéresse le plus.
Être en contact avec des œuvres quotidiennement depuis tant d’années me suffit. Je comprends mais je n’éprouve pas le besoin de mettre trois cents tableaux de côté pour un jour les montrer. Après, cela devient une spéculation personnelle. J’ai voulu faire une fondation pour montrer mes choix, mais là on s’écarte de la collection pour s’aventurer de nouveau dans la pédagogie.

Être à l’affût, c’est ce qui caractérise un galeriste ?
Il y a l’obligation d’être curieux, si vous ne l’êtes pas, les autres le sont à votre place et ils prendront votre place.

Vous êtes à l’affût d’un artiste comme Kader Attia actuellement ?
Il y a des projets, mais cela reste confidentiel. C’est fréquent qu’un artiste, quand il ne se sent pas totalement à sa place, change de galerie. Sa décision peut être salutaire ou pas, cela dépend.

La galerie est-elle l’annexe du musée, son antichambre ?
Non, surtout pas. Nous avons des fonctions complémentaires mais pas du tout équivalentes. La galerie doit assumer sa part de pédagogie, mais notre fonction, contrairement au musée, est de vendre. Cette différence est fondamentale. Si vous ne vendez rien l’artiste ira ailleurs. Vendre n’a jamais été ma priorité, mais j’y suis contraint pour garder l’artiste et faire tourner la galerie. Le musée n’a pas de responsabilités vis-à-vis de l’artiste, alors que la galerie s’engage à ses côtés quotidiennement. Il lui incombe de le promouvoir et non pas de l’exposer tous les vingt-cinq ans.

Votre galerie sent la peinture contrairement à d’autres.
La peinture représente à peine plus de la moitié des expositions. Mon problème n’est pas d’arbitrer entre les médiums, ni d’en faire le classement. Mon attention se porte sur le message de l’artiste, sur sa profondeur, son talent. L’art est avant tout une création de formes. Mais depuis quarante ans les plus grandes réussites artistiques sont à 90% picturales. J’aime bien Christian Boltanski, Bertrand Lavier et Jean-Pierre Raynaud, Bruce Nauman, Damien Hirst, etc., mais le maximum de profondeur je le trouve dans la peinture. Réussir un portrait est plus risqué que d’assembler trois objets entre eux. Je n’en démords pas. Le marché de l’art, la valorisation des œuvres, les expositions dans les musées et le choix des collectionneurs se dirigent in fine vers la peinture.

Yvon Lambert et vous-même fêtez vos quarante ans de carrière. Est-il un collègue que vous estimez ?
Nous avons commencé à la même époque. Il a débuté quelques années avant moi mais il ne le dis jamais. Je respecte totalement le programme d’Yvon Lambert. Il y a des artistes qui sont passés d’une galerie à l’autre : Buren, Carl André, Laurence Weiner. On s’est toujours intéressé aux mêmes artistes, mais j’ai toujours eu la volonté d’aller chercher du côté de la peinture, parce que c’est là que j’ai décelé les œuvres les plus profondes. En photographie, il est plus facile de cacher les faiblesses d’une œuvre. En peinture, les fautes se remarquent immédiatement. La technique photographique éclipse le discours. Pour trois grands photographes comme Ruff, Sugimoto ou Gursky, il en existe des centaines qui n’ont strictement aucun intérêt. En peinture le constat est immédiat.

Quels sont les galeristes qui comptent actuellement selon vous ? Qui sera là demain à votre avis ?
Il y a cinq ou six galeries à Paris qui sont très actives comme Philippe Vallois, Nathalie Obadia et Emmanuel Perrotin. En voici trois. Les temps ont changé, on ne peut pas avoir de successeurs. Les grands artistes américains des années 1960 que j’ai exposés seront très difficiles à avoir pour eux. La période était très favorable, c’est-à-dire ouverte, les artistes étaient très contents d’exposer à Paris. Aujourd’hui les nouveaux artistes devant exposer en Europe devront faire un choix. S’ils doivent venir trois fois, ils choisiront évidemment Londres et l’Allemagne, et se décideront ensuite entre l’Espagne, l’Italie et la Suisse. Paris ne viendra plus en premier. C’est le problème que doivent affronter les plus jeunes galeries aujourd’hui, car elles n’arrivent pas à capter les bons artistes, seulement certains d’entre eux, mais pas la majorité.

Faire un livre comme le vôtre c’est faire un bilan ?
Le livre est un ouvrage d’information pour les visiteurs de la galerie et en même temps il donne confiance, parce qu’il présente cinquante artistes qui ont laissé une trace dans l’histoire.

Est-ce que cela va modifier votre façon de travailler ?
L’ouvrage permet d’affirmer que je n’ai pas trop commis d’erreurs ou en tout cas moins que les autres. Je ne vais pas modifier la ou les directions de la galerie. Je souhaite continuer à être en relation et à travailler avec les artistes que je considère comme les meilleurs, qu’ils soient jeunes ou vieux, débutants ou confirmés. Ça ne sert à rien d’avoir une stratégie, je ne veux pas me rajeunir comme Yvon Lambert et chercher des jeunes artistes à tout prix. On ne peut pas courir après toutes les tendances, il faut continuer avec les mêmes idées, la même personnalité et ne pas tricher. Être fidèle à soi-même, c’est essentiel.

Que peut-on vous souhaiter pour vos quarante prochaines années ?
[Avec un grand sourire] De faire aussi bien…

www.catalogallery.com

English translation : Begum Boré

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