ART | CRITIQUE

Daniel Schlier

PHélène Sirven
@12 Jan 2008

Au pinceau, au couteau ou au doigt, Schlier développe avec virtuosité des organisations formelles très obsédantes, de l’ordre de la réminiscence, des membranes de rêves. La mort rôde, même si la force vitale reste puissante. La peinture permet ici de conjuguer fictions et matérialité.

Les peintures, c’est-à-dire les grands fixés sous verre de Daniel Schlier, sont des figures de la perception: l’on croit reconnaître des visages, des corps, des fragments de corps, des arbres, des avions de guerre, un paysage de montagne sous lequel l’image photographique se glisse comme une référence détournée. Mais le verre est là pour exciter en fait la sensation visuelle et tactile produite par des formes aux couleurs subtiles posées précisément derrière, dessous; bref, la transparence ne permet pas d’approcher de trop près la matière picturale, mais de la ressentir voluptueusement.

Cependant l’étonnante et séduisante peinture sous verre réserve aussi une amertume des représentations ou de la touche qui évite ainsi une onctuosité inopportune: l’inquiétante fixité des yeux et des bouches ou le détourage vibrant des oreilles, leur couleur rose, les lignes sinueuses et tendues des branches, l’isolement des morceaux dans la surface, rappellent à la fois Jérôme Bosch, la dureté d’une figuration néo-expressionniste (Immendorf ou même Garouste), la violence de Grünewald. La cristallisation des formes garde un peu encore le souvenir des premières icônes peintes.

Attaché à l’Alsace comme à l’Allemagne, Schlier est proche des images populaires de sa région natale (des fixés sous verre du XVIIe siècle à ceux de Yves Siffert aujourd’hui), comme des images sous verre de la vallée du Rhin. Cette technique particulièrement délicate qui nécessite traditionnellement l’usage du miroir dans un travail précis, à l’envers, existe aussi en Afrique, en Turquie ou encore en Inde, et Daniel Schlier y est sensible, tout en peignant, lui, directement à l’envers. Il se sert aussi la photographie comme référence, matériau, et il dessine beaucoup: du croquis rapide à la mise au carreau.
Au pinceau, au couteau ou au doigt (à la manière parfois d’un pointillisme appuyé et agrandi), Schlier développe avec virtuosité des organisations formelles très obsédantes, de l’ordre de la réminiscence, des membranes de rêves à la manière d’un collage de Ernst, mais en plus fluide, plus éclaté. La densité de la couleur de ce qui serait un fond recueillant des formes s’étend en fait comme une autre forme, accolée aux morceaux de visages et de corps. Souvent un pied repose sur la base du tableau, ce qui en accentue le mouvement, la présence. Abstraction et figuration se frôlent, la matière les met en correspondance car elle reste la plus forte, tant elle concentre de plasticité. L’érudition est ici submergée par la matière peinte. Les dessous restent cachés. Mais Schlier cite volontiers Poussin (Les Quatre Saisons, 1660-1664) ou La Règle du jeu (1939) de Jean Renoir. L’art a ses règles, il faut les connaître pour les dépasser.

Profils perdus et frontalité sont en tensions, dans les grands formats sans titre présentés chez Art: Concept. La mort rôde dans la figuration des arbres, des avions, même si la force vitale reste puissante par exemple dans la représentation d’un nouveau-né peint avec douceur dans des camaïeux de gris. La peinture permet ici de conjuguer fictions et matérialité, sans révéler le mystère des strates et de la genèse des formes. Spirales, interruptions, limites, touches de couleur, aléatoire, veines de peintures: les mondes de Schlier sont faussement reproductibles; il faut regarder de près la matité glissante de la surface et les lignes répulsives qui traversent cette peau de verre, les démarcations.

Il y a en effet de l’organique dans cette violente et sourde mécanique d’images, suspendues comme des ex-votos dont il ne resterait que l’empreinte colorée. Les grandes peintures de Schlier ressemblent à des matrices liées entre elles par leurs formats identiques, on sent le poids, la fragilité de cette matière minérale et le passage du temps. Le souvenir de la peinture sur verre de Duchamp a été retourné mais l’alchimie subsiste: le rétinien est peut-être encore fustigé ici par une tactilité tout en retenue. Schlier interroge les supports de la peinture, et la peinture sous verre constitue l’une des possibilités de peindre; la fresque, la toile en sont d’autres. Il montre aussi le réalisme de la fable, la force de l’iconographie, il fragmente les genres picturaux sans jamais les effacer. Il désigne clairement la littéralité du tableau compris comme géométrie, espace, matière, couleur pénétrés de sens.

Daniel Schlier :
— Sans titre n°1, 2002. Huile sous verre. 78 x 143 cm.
— Sans titre n°2, 2002. Huile sous verre. 78 x 143 cm.
— Sans titre n°3, 2002. Huile sous verre. 78 x 143 cm.
— Sans titre n°4, 2002. Huile sous verre. 78 x 143 cm.
— Sans titre n°5, 2002. Huile sous verre. 78 x 143 cm.
— Sans titre n°6, 2002. Huile sous verre. 78 x 143 cm.
— Sans titre n°7, 2002. Huile sous verre. 78 x 143 cm.
— Sans titre n°8, 2002. Huile sous verre. 78 x 143 cm.
— Sans titre n°9, 2002. Huile sous verre. 78 x 143 cm.
— Sans titre n°10, 2002. Huile sous verre. 78 x 143 cm.

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