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Daniel Buren

Parlez-nous du travail que vous présentiez à la dernière Foire Art Basel Miami.
Daniel Buren. Sous l’impulsion de Kamel Mennour, j’ai proposé une sorte de Pergola. Il s’agissait d’un travail situé, conçu pour le soleil de Miami. Son usage est plus souple qu’un travail in situ, mais il doit obligatoirement être mis à l’extérieur, afin qu’il puisse jouer avec les rayons du soleil et que ceux-ci fassent exploser les couleurs sur les éléments adjacents, sur le sol, etc., tout comme les Cabanes éclatées le font, mais d’une autre manière avec les éléments découpés. Malheureusement sa vente ne s’est pas concrétisée comme Kamel l’espérait. Comme quoi tout ne se vend pas dans une foire d’art! Nous attendons encore de lui trouver une retraite confortable sous des cieux cléments.

C’est risqué de présenter une telle pièce ?
Daniel Buren. La galerie Kamel Mennour a pris un certain risque, à monter et à exposer cette pièce dans une foire. La mise de fonds et la volonté de faire naître cette œuvre sont tout à l’honneur de la galerie.

Depuis 2005 et «The Eye of the Storm: Works in Situ» au musée Guggenheim de New York, le regard des Américains a-t-il changé sur votre travail ?
Daniel Buren. C’est difficile à évaluer. D’un point de vue marchand, il semblerait que mon travail suscite pour les collectionneurs et les conservateurs de musées un nouvel intérêt. Malgré ce que pourrait suggérer mon parcours, je n’avais jamais auparavant bénéficié d’un grand succès commercial. C’est arrivé pour la première fois en janvier dernier, lors de mon exposition à la galerie Bortolami-Dayan de New York.

Comment avez-vous participé, l’année dernière, à «La Force de l’art?»
Daniel Buren. J’ai proposé que les gardiens portent avec leur uniforme, constitué d’un pantalon et d’une chemise noirs obligatoires, un gilet rayé. Ce travail me permettait de contourner les nombreux problèmes que soulevait cette manifestation. Dès le départ, je l’ai trouvée problématique et chaotique. Gérée par une quinzaine d’organisateurs, le résultat était plus proche de la foire que de la manifestation artistique. Cette confusion ne m’incitait pas à participer, j’étais prêt à décliner l’invitation, mais en parlant avec Bernard Blistène, l’idée d’utiliser Les Gilets de 1981 m’a semblé une bonne idée [Le titre complet est Essai hétéroclite: Les Gilets]. Un tel travail, ne se trouvant cloisonné nulle part, n’appartenait ainsi à aucun groupe particulier tout en se faufilant partout.

Comment avez-vous évité la confusion générale ?
Daniel Buren. Les Gilets, grâce à leur mobilité, me permettaient de contourner les problèmes de l’événement et d’échapper au chaos organisé par quinze commissaires. Cette pièce échappait aux cloisonnements et aux thèmes imposés par la manifestation ainsi qu’aux “goûts” des uns ou des autres. Elle était partout à la fois tout en restant très discrète. Comme, par définition, les gardiens bougeaient en permanence, Les Gilets ne pouvaient pas être prisonniers d’une des quinze sections. Grâce à ce travail, je pouvais participer librement à l’exposition sans être cantonné dans une rubrique quelconque.

Ne jamais vous laisser enfermer : c’est une de vos marques de fabrique ?
Daniel Buren. J’ai toujours refusé de me prêter à un jeu quelconque des organisateurs d’expositions à moins, bien sûr, que je ne sois d’accord avec eux.
La première fois que j’ai résisté de façon très forte, en en faisant le principe même de tout mon travail dans l’exposition, c’était en 1972 pour la Documenta de Kassel. Depuis, je n’ai pas vraiment changé d’avis sur la façon d’être ou de ne pas être dans ce genre d’exposition. Ces manifestations caricaturent et catégorisent tel ou tel pan de la création. Une fois encore, ou bien vous êtes d’accord avec la catégorie (ou avec le discours de l’organisateur), et vous êtes chez vous comme un poisson dans l’eau; ou bien vous n’êtes pas d’accord, alors : soit vous refusez d’exposer, soit vous laissez voir, par un travail spécifique, en quoi votre travail n’a rien à faire avec ce que d’aucuns voudraient lui faire dire au risque, bien entendu, de contrarier tellement l’organisateur, que vous entriez en conflit ouvert avec lui, soit que vous ne soyez finalement éjecté de l’exposition en question.

En 1981, la couleur fuchsia des gilets avait une signification précise, pourquoi ne pas avoir proposé une variante spécifique pour “La Force de l’art ?”
Daniel Buren. C’était se donner beaucoup de mal pour pas grand chose. Un grand fossé séparait la volonté politique de la réalité. Les moyens alloués étaient dérisoires pour une exposition d’une telle envergure. Il faut savoir que sans moyens, il est impossible de livrer un travail de qualité. J’ai critiqué cette méthode tapageuse mais sans moyens, qui oblige tout le monde à faire des sacrifices, dès le début. C’est donc avec une certaine réserve que j’ai décidé d’exposer, en privilégiant une pièce qui s’infiltre. Pour répondre directement à votre question, la somme qui m’était attribuée permettait seulement de remplacer les gilets abîmés. Sur les vingt-cinq uniformes, une dizaine a été refaite dans le même atelier et surtout avec le même tissu, grâce aux chutes qui avaient été conservées.

Les gardiens étaient obligés de les porter ?
Daniel Buren. Non, mais ce type d’action ne peut pas se faire sans consentement ni concertation. J’avais demandé aux organisateurs avant même de refaire confectionner les gilets nécessaires à l’œuvre, de convoquer tous les jeunes gens qui allaient faire office de gardiens afin de bien leur expliquer le projet en question et de leur demander leur avis. Si une majorité d’entre eux s’était proclamée contre le port de ces gilets, il aurait alors fallu tout bonnement abandonner le projet dans ce contexte. Par contre, une fois que toutes les parties sont d’accord, il n’y a plus aucune raison de contester le processus mis en place. Il faut également prendre conscience que les gilets (même s’il me semble important d’expliquer aux gardiens leur raison d’être) ne sont qu’une partie d’un uniforme dont le principe n’est, quant à lui, jamais mis en question par qui que ce soit.

Pourtant Les Gilets ont été contestés par les gardiens de “La Force de l’art”. Pourquoi ?
Daniel Buren. C’est en me promenant, quelques jours après le vernissage, que j’ai entendu leurs récriminations. J’ai pu constater directement le malaise ambiant, car beaucoup refusaient de les porter. Les uns prétextaient la chaleur étouffante sous la grande verrière du Grand Palais, les autres, plus francs, manifestaient leur mécontentement. Le manque de communication explique leur trouble sincère. Manifestement, ils n’avaient pas été informés de l’opération comme j’avais demandé qu’ils le soient. En même temps, ils n’ont jamais remis en cause l’obligation de porter du noir en guise d’uniforme. Finalement tout est rentré dans l’ordre et j’ai dit aux organisateurs ma façon de penser, eux me rétorquant que ce n’était pas vrai et que les jeunes gens en question m’avaient raconté des histoires!!!

Je m’attarde un peu sur le sujet, car ce quiproquo a alimenté le travail de Laurent Marissal. Cet artiste clandestin a pris l’habitude de détourner son temps de travail à des fins artistiques. Ses actions ont commencé lorsqu’il était gardien au musée Gustave Moreau. Il en a édité un livre qu’il a distribué à tous les gardiens de “La Force de l’art”. Il en a profité pour noter toutes leurs récriminations.
Daniel Buren. Pour finir avec cette histoire, tout ce que je peux vous dire, c’est que je me suis aperçu du malentendu pendant l’exposition. On m’avait assuré que les consignes avaient été passées et acceptées par tous. Ce n’était pas le cas, je le reconnais, mais quand j’ai expliqué le sens de ma démarche aux jeunes gens venus me parler, ils ont mieux compris la portée de la pièce et l’ont acceptée.

Je crois savoir qu’un problème analogue s’était déjà posé avec les premiers Gilets ?
Daniel Buren. Le même problème est survenu au Stedelijk Van Abbemuseum d’Eindhoven en 1981. Un gardien qui n’était pas présent, car en vacances, au moment des discussions préparatoires, a refusé de porter le gilet lorsqu’il est revenu prendre son poste au musée. Mais après une série de discussions et, de nouveau, après un vote de l’ensemble du personnel, tout est rentré dans l’ordre.

L’année 2007 est une année riche en collaboration. Parlez-nous du travail commun avec Xavier Veilhan pour «Airs de Paris», l’exposition qui fête les trente ans du centre Georges Pompidou.
Daniel Buren. Je connais Xavier Veilhan depuis très longtemps. J’étais il y a une vingtaine d’années, son professeur à l’École des Hautes Études en Arts-Plastiques. Pour «Airs de Paris», les organisateurs ont proposé que nous partagions le même emplacement. J’ai très rapidement proposé un travail à quatre mains. Réaliser une œuvre commune me semblait plus intéressant que de partager le même espace. Il a accepté que l’un de ses travaux soit utilisé comme matériau de construction pour fabriquer l’une de mes Cabanes éclatées. L’allure de la cabane s’en trouve considérablement modifiée, elle est à la fois rigide et légère. A l’intérieur, il a pixellisé et agrandi une de ses photographies. Pour la contempler il faut être à bonne distance. Cette collaboration modifie son travail et le mien.

Pour lire convenablement la photographie de Xavier Veilhan, n’y avait-il pas un manque de recul ?
Daniel Buren. J’ai donné les dimensions minima pour que les éclatements fonctionnent. Xavier les a acceptées. Une salle plus grande aurait fait l’affaire. Avant l’accrochage je ne connaissais pas l’œuvre de Xavier, par contre j’ai tout de suite vu ce qu’elle représentait, encore faut-il se mettre à bonne distance. Il faut se tenir à l’extérieur de la cabane, en face de l’ouverture, le dos contre la paroi de la salle. Dans cette position la photo est lisible.

Cette expérience vous a donné l’envie d’une nouvelle collaboration ? Pour la Foire de Bâle vous avez travaillé avec Adel Abdessamed ?
Daniel Buren. Pour Bâle, c’était complètement différent, il ne s’agissait pas d’un travail en commun. Les expositions de groupe et les foires donnent lieu à des cohabitations fortuites, elles sont malheureuses ou heureuses, c’est selon. Ce problème se rencontre aussi chez les collectionneurs, les œuvres cohabitent les unes avec les autres dans un curieux mélange, c’est très souvent bizarre. Il ne s’agit alors et en aucun cas de collaborations.

Je pensais que ce travail était le fruit d’une collaboration ?
Daniel Buren. Non. Je savais juste qu’Adel exposerait une autre version de ses Forets mais c’était tout. Cela ne me posait aucun problème, d’autant plus que j’aime ses sculptures en marbre noir. C’est seulement ensuite que j’ai proposé ma pièce: un mur à fond rouge. C’est un travail qui autorise les vis-à-vis. Ce travail n’a pas été pensé spécifiquement pour s’accorder aux Forets d’Adel, la rencontre aurait pu se faire avec une autre œuvre, la confrontation aurait été tout aussi fortuite.

Vous étiez pourtant dans la section “Art Premiere” qui impose aux galeries de présenter un duo d’artistes. Je pensais que vous en aviez plus discuté.
Daniel Buren. Je n’étais pas au courant de cette section.

Parlez-nous de la pièce acquise par la Foire de Bâle.
Daniel Buren. Il s’agit de rayures peintes sur les contremarches de l’escalator d’un des halls d’exposition. C’est curieux, c’est la deuxième fois qu’une foire achète un travail de cet ordre. En 1996, La Montée de la couleur et La Cascade de la couleur ont été acquises par la Foire de Leipzig. Contrairement à la première version de 1979, exposée à Maastricht et intitulée D’un étage à l’autre, 14 secondes et 7/10e, les deux dernières sont permanentes. Je l’aime vraiment. Je suis très content de son emplacement actuel à Bâle.

Par cet achat, la Foire de Bâle inaugure une nouvelle politique d’achat.
Daniel Buren. Effectivement, il semblerait que pour la première fois la Foire ait décidé d’acheter une œuvre pour l’intégrer durablement à ses bâtiments. C’est, paraît-il, sans précédent! Ma pièce sera soumise au regard d’un public néophyte. Malgré son importance, Art Basel ne dure qu’une semaine, le reste de l’année ce sont les salons qui se succèdent. Je suis curieux de connaître la prochaine acquisition. Il est très difficile de présenter une œuvre dans de telles conditions. Il faut que le choix du comité se porte sur une pièce à la fois résistante et qui n’entrave ni l’organisation, ni la circulation dans les bâtiments.

Parlez-nous de votre commissariat à la Biennale de Venise.
Daniel Buren. Tout a commencé le jour où j’ai répondu à la petite annonce de Sophie Calle parue dans Libération. Ce commissariat est le fruit du partenariat réunissant deux artistes. Le but étant de présenter le mieux possible le travail de Sophie. Alors qu’en musique, il n’est pas rare qu’un compositeur joue la musique d’un autre, la chose a étonné dans le milieu des arts plastiques.

Quel commissaire avez-vous été ?
Daniel Buren. Je voulais comprendre ce qu’elle voulait faire et ce qu’elle attendait de moi. Elle avait très bien contrôlé la fabrication de ses œuvres, mais elle avait du mal à les mettre en scène. L’accrochage de ses propres œuvres l’intéressant moins que leur production. Comme elle était moins motivée par cet aspect, elle voulait que je m’en charge particulièrement. J’ai essayé d’interpréter ses attentes le mieux possible, en posant une condition dès le départ. Je ne voulais pas que l’exposition de ses œuvres soit celle d’un livre sur le mur. Cela l’a quelque peu ébranlée au début. Mon pari consistait à visualiser et à spatialiser son travail. C’est ce que j’ai tenté de faire.

Quelles étaient les difficultés d’un tel accrochage ?
Daniel Buren. Le défi était ardu. Il n’était pas simple d’ordonnancer dans un même lieu relativement petit et compact, textes, photos, vidéos et sons. J’ai travaillé avec cette matière difficile. Chaque œuvre accrochée constituait une nuisance potentielle pour les autres. Elle pouvait brouiller l’écoute, perturber la lecture des autres. Leur accumulation et leur hétérogénéité multipliaient les difficultés. Pour obtenir une lisibilité satisfaisante et une articulation fluide, il fallait modifier radicalement le Pavillon français. Le faire exister passait par un réaménagement complet.

Comment êtes-vous intervenu dans le Pavillon français ?
Daniel Buren. Je le connais très bien, il est très difficile. Il fallait modifier son architecture. En le coupant j’ai réussi à l’agrandir. J’ai intégré le fronton au reste du bâtiment. Cet espace est généralement perdu, je l’ai récupéré pour le transformer en hall d’entrée. Il annonce ce qui va se passer après. Ce vestibule est un préambule. Il se situe avant le spectacle.

Justement. Avez-vous conçu le hall d’entrée pour jeter la confusion dans l’esprit du spectateur ? Je rappelle que Sophie Calle a demandé à 107 femmes de réagir à une lettre de rupture qui l’avait particulièrement déstabilisée. Elle demande à ces femmes d’interpréter, suivant leur profession, ce qu’elle n’est pas en mesure de comprendre. Avez-vous voulu que le spectateur soit plongé dans la même incertitude ?
Daniel Buren. Il y a un peu de ça, mais l’aspect le plus important était celui qui consistait à créer l’instant qui précède une levée de rideau. Avant un concert la salle chahute, caquette, un brouhaha s’élève de l’orchestre. Au théâtre, on entend les comédiens répéter, certains passent dans les coulisses. A l’opéra, la fosse accorde ses instruments. Je voulais reproduire cette atmosphère dans une bande son qui compile toutes les vidéos.
Le regroupement de toutes les paroles d’actrices agit au même titre que les portraits accrochés sur le mur. L’impression est celle que l’on retrouve derrière les vitrines des théâtres, où sont épinglées les photos des comédiens que l’on vient applaudir. Cette présentation était une bonne entrée en matière. Elle me permettait, en outre, d’afficher la lettre de rupture reçue par Sophie Calle. Dans un souci de compréhension elle était traduite en italien et en anglais. Grâce à cette disposition, le public était mis au courant du postulat de départ de l’artiste, à savoir : l’interprétation du courriel par des femmes de différentes professions.

La réussite de la mise en scène, c’est la mise en espace du lieu ?
Daniel Buren. L’entrée est désormais fermée, elle cloisonne le pavillon, le coupe du jardin. Le spectateur entre dans le hall. A ce moment là, il est déjà dans l’exposition. Dans le passé, à cet endroit, on voyait déjà tout. La salle suivante est coupée en deux. Paradoxalement elle paraît plus large, plus longue, sa hauteur sous le plafond semble augmenter. La verrière renforce la luminosité de la salle. Dans le prolongement, la salle suivante, la hauteur du plafond a été en revanche abaissée, ce qui présente l’avantage de différencier les deux espaces. Cette distinction est utilisée scénographiquement pour présenter des travaux différents. Ceux qui sont visuels, immédiatement compréhensibles, sont dans la grande salle lumineuse. Les travaux littéraires, qui nécessitent plus de temps, sont réservés à la pièce plus intimiste. Des bancs avec coussins sont à la disposition des spectateurs, pour qu’ils lisent confortablement et puissent plonger dans le récit des œuvres. Le rapport qu’ils ont avec les documents est presque livresque. Les obliger à rester debout aurait été une erreur. Assis, ils peuvent prendre leur temps et rester plus de dix minutes sur place.

Les photos sont très réussies.
Daniel Buren. C’est Sophie elle-même qui les a prises. Elles sont très belles. Les tirages d’essai ont été réalisés sur du papier Canson. Le résultat nous a immédiatement séduit. J’ai proposé que l’on renonce à les mettre sous verre. Cela donne plus de profondeur, l’étalement est évité. C’est moins académique que d’habitude, cela donne plus de force. Généralement ses photos sont toujours sous glace, pour Venise il n’y a que les textes et les reproductions de documents qui sont sous verre.

J’ai beaucoup aimé le Pavillon, le seul reproche que l’on puisse lui faire c’est qu’il est francophone, c’est la limite de ce genre de travail.
Daniel Buren. Tous les textes sont distribués gratuitement dans la salle principale de l’exposition en anglais et en italien, mais je suis d’accord avec vous sur les limites du genre. Toutefois je défends l’idée d’utiliser sa langue maternelle comme langue principale et j’approuve complètement Sophie Calle d’avoir gardé sa langue maternelle pour toutes les œuvres originales présentées. C’est seulement après qu’il faut faire l’effort d’être compréhensible aux hôtes qui vous accueillent. La traduction doit venir après, elle ne doit pas précéder l’original, sinon le message se déprécie. Utiliser l’anglais uniquement par commodité est, à mes yeux, très condamnable à moins d’être anglais ou américain bien entendu. Je suis assez vigilant sur le sujet. Si Sophie Calle avait utilisé l’anglais, le résultat aurait été assez critiquable, même si nous savons tous que l’anglais est plus utilisé que le français.

Pourquoi avez-vous quitté la galerie Marian Goodman ?
Daniel Buren. Deux expositions prévues l’une à New York et l’autre à Paris un an à l’avance, sont passées à la trappe. Personne n’a pris la peine de m’en tenir au courant, c’était juste une année après l’exposition au Guggenheim de New York, en 2005. Il me semble qu’on oublie pas deux expositions promises sans raison aucune et ce que cela cache ne m’intéresse pas non plus. La seule chose que je sache, c’est qu’il s’agit d’une faute professionnelle grave. Il ne fallait pas laisser pourrir la situation. Même si je n’ai pas tout compris, j’en ai tiré les conséquences et je suis parti. Marian Goodman voulait que je reste, elle prétextait un malentendu que l’on pouvait réparer immédiatement. Elle attendait mes propositions pour confirmer les deux expositions. Ses arguments n’étaient pas très efficaces. Ce genre de négligence est pour moi une faute professionnelle. Je suis donc resté sur mes positions et ai quitté la galerie à New York et à Paris.

Pourquoi travailler avec la galerie Kamel Mennour ?
Daniel Buren. Je n’avais pas prémédité mon départ de la galerie Marian Goodman, et encore moins prévu de plan de rechange. Je ne connaissais plus très bien l’actualité des galeries parisiennes, mis à part leurs noms. J’ai rencontré plusieurs galeristes, sur recommandations d’amis, dont Kamel Mennour. Dès notre première rencontre il a été d’un enthousiasme communicatif. Il m’a tout de suite indiqué qu’il voulait déménager. Je lui ai répondu que nous pourrions envisager une collaboration à partir de ce moment là. Je trouvais son espace actuel trop difficile à exploiter. Il ressemblait trop à un couloir et je me voyais mal y intervenir. Les conditions n’étaient pas réunies pour que je lui fasse une proposition immédiatement. J’étais prêt à travailler avec lui, mais dans d’autres conditions. A New York, j’ai aussi décidé de travailler avec des jeunes gens plutôt qu’avec des galeristes de ma génération, et ceci au détriment de conditions financières a priori plus avantageuses.

Kamel Mennour, lorsque je l’ai interviewé, m’a expliqué comment il avait convaincu le grand photographe Araki d’exposer chez lui. Il s’était déplacé au Daniel Buren. Japon en lui soumettant un projet qui reposait sur une exposition et sur un livre. A-t-il agi de la même façon avec vous ?
Avant même d’avoir exposé à la galerie, j’ai déjà participé à trois foires avec lui! C’est sans précédent dans toute ma carrière. Il a également la réputation d’être un bon galeriste: il sait vendre, il entretient de bonnes relations avec ses collectionneurs et ses artistes. J’ai constaté qu’il va jusqu’au bout des projets, c’est ce que l’on peut attendre de mieux d’une galerie. Jusqu’à aujourd’hui — et je pense que cela durera longtemps — il a toutes les compétences requises pour que je travaille avec lui.

Pour l’inauguration de la nouvelle galerie, rue Saint-André-des-Arts, vous savez déjà ce que vous allez faire ?
Daniel Buren. Je n’en ai aucune idée. C’est un très beau lieu. Je vais commencer à travailler dessus car à partir de septembre je vais être très pris. Il faut que je trouve une idée avant la fin du mois d’août.

Vous m’avez dit avoir été choqué par les propos de Dan Graham à votre encontre dans l’interview de février dernier. Je n’avais pas censuré ses paroles, vous les qualifiez d’injurieuses, voulez-vous utiliser votre droit de réponse ?
Daniel Buren. Oui, je vais l’utiliser. Choqué c’est beaucoup dire car je connais Dan Graham depuis presque quarante ans et je sais, comme beaucoup d’autres, de quoi il est capable du côté de la malhonnêteté intellectuelle et de son instabilité caractérielle. Je n’ai généralement pas le tempérament à laisser passer tout et n’importe quoi. Encore faut-il que les attaques ou critiques ressemblent à quelque chose ! Mais je n’ai pas envie non plus d’avoir pitié de lui comme la plupart le font. C’est à mes yeux, et sans que je m’étende sur ce sujet, la preuve que, malgré ses écarts, je peux encore avoir de l’estime pour certains de ses travaux et que je continue à le prendre pour un grand garçon responsable.
Je profiterai donc de votre invitation pour me permettre à mon tour, quelques considérations, m’étant jusqu’à ce jour, tenu totalement silencieux malgré ses attaques réitérées. Dan Graham a d’ailleurs sans doute oublié que c’est grâce à moi qu’il a fait sa première exposition en France, à Paris au tout début des années 1970, et grâce à moi également qu’il vendit sa première œuvre ici, à un moment où, gagner 15 000 francs était assez vital pour lui comme pour nous tous d’ailleurs ! Il ne devait pas s’être déjà rendu compte du piètre artiste français que j’étais, alors que son ami Dan Flavin, comme il nous le rappelle dans son entretien avec vous, ne m’avait pas raté! À moins qu’à cette époque il ait eu simplement besoin de moi ?
Malheureusement, Dan Graham, c’est un peu comme ces gamins intelligents, un peu sales et débraillés qu’on trouve au fond de la classe et qui utilisent une partie de leur intelligence à la fois contre eux-mêmes et surtout contre les autres. Dan Graham c’est quelqu’un qui lit trop vite et de façon superficielle, qui a tendance à tout mélanger à la hâte et qui tire des conclusions tous azimuts avec une tendance à généraliser sur le monde et sur les gens avec des clichés en série, plus douteux les uns que les autres.
Dan Graham, c’est quelqu’un qui arrive au Japon pour la première fois de sa vie un matin et qui, le même soir, viendra expliquer à un Japonais ce qu’est son pays, comment on y vit, comment sont les gens, comment sont les villes, pourquoi ils sont comme ceci, pourquoi ils sont comme cela. On se demande même pourquoi il voyage ? Il sait tout sur tout.
Au milieu de tout ce galimatias, mélangeant sans discernement ses dernières lectures avec ses impressions sur un obscur groupe de music pop quelconque, cerise sur le gâteau, Dan Graham vient distiller ce qui le passionne depuis toujours, le fondement de ses jugements, je veux dire l’astrologie. Sous quel signe les uns et les autres sont nés, quels sont leurs ascendants, où se trouvent Pluton ou Mars dans leur ciel afin d’étayer de façon “scientifique”, le jugement qu’il va porter sur eux! Jugeant de tout à l’emporte-pièce, faisant de la psychologie de comptoir mélangée à la lecture des étoiles, il en profite pour se plaindre constamment de sa situation et de sa santé, d’être ignoré par tous et surtout par New York, pillé par les uns et les autres et sans le sou ! Tout autant d’assertions fausses, bien entendu.
En vieillissant, au lieu de s’apaiser, ces traits de caractère deviennent dominants et son discours de plus en plus insipide et agressif. Il ne manque jamais l’occasion d’égratigner quelqu’un ou même un peuple tout entier au passage. Comme le disait Sol LeWitt il y a déjà de nombreuses années, il faut éviter de rencontrer trop souvent Dan car, disait-il, il va systématiquement vous déprimer en venant vous dire exactement ce que vous ne voulez surtout pas entendre. Dan Graham, c’est quelqu’un qui parle et écrit plus vite qu’il ne pense, ce qui occasionne quelques sérieux dérapages!
En ce qui me concerne, je trouve qu’il commence même à exagérer sérieusement car cela fait plusieurs années qu’il n’arrête pas de m’attaquer, mais en même temps, je n’ai jamais répondu auparavant car ses attaques sont souvent absurdes et dénuées de tout fondement, et relevant plus, comme le disent ceux qui le connaissent bien, de l’hôpital psychiatrique que du débat d’idées. À moins que Dan Graham ne soit tout bonnement qu’un être maladivement jaloux, doublé d’un donneur de leçons lui-même ignorant?
J’en veux pour preuve son hilarante xénophobie anti-française qui transpire tout au long de l’entretien auquel vous faites référence et qui le pousse à dire, entre autres perles: «Je reste persuadé que les meilleurs artistes de France ne sont pas Français. Picabia par exemple était bien meilleur que Duchamp». Et voilà le genre d’absurdité dans laquelle il tombe! Il faudrait quand même que quelqu’un ose lui dire un jour, que Picabia, né à Paris, était bel et bien Français et que Duchamp, quant à lui, s’est fait naturaliser Américain. Pauvre Dan! Il croit sans doute dans son délire que toutes les personnes au monde qui s’appellent Martin sont françaises et que toutes celles qui s’appellent Giuliani sont des italiennes ?
J’ai quelques doutes également sur ses capacités visuelles quand celles-ci le poussent à dire: «J’ai beaucoup souffert de l’imitation des autres. Anish Kapoor et Daniel Buren m’ont littéralement dépouillé». Cela me semble aussi crédible et convainquant que celui qui affirmerait, sans rire, que tout le travail de Dan Graham n’est que le résultat d’un pillage systématique de l’œuvre de Marc Chagall!
Il n’hésite pas non plus, lorsqu’il rate une exposition comme celle de l’Arc à Paris par exemple, à en tenir comme seule responsable la directrice du lieu, Suzanne Pagé. Pourquoi diable est-il resté si l’exposition était si mauvaise et la directrice aussi? Dan Graham n’a jamais tort, surtout quand son travail est mauvais! Ceci est une autre de ses caractéristiques, quand il y a faute, elle incombe toujours à d’autres. Mais arrêtons ici de relever les insanités contenues dans cet entretien, y compris son mépris pour Pierre Huyghe.
Il vaut mieux sans doute effectivement, comme beaucoup me le conseillent, le laisser tranquillement soliloquer puisque d’aucuns l’excusent de toutes ses turpitudes en prétextant qu’il ne faille faire attention ni à ses textes ni à ses interviews puisqu’une certaine instabilité incontrôlable, excuserait cela. En d’autres termes, qu’il n’est pas responsable de ses écrits! N’étant ni psychiatre ni médecin, je me garderai bien d’établir un constat quelconque sur sa santé mentale et d’excuser ainsi ses constants dérapages.
En revanche, je lis ce que je lis et la lecture de sa prose, entraîne celui qui s’y aventure dans une sorte de dédale aux incohérences surprenantes, où l’on remarquera plus souvent qu’on ne le souhaiterait, sa mauvaise foi à toute épreuve, des contradictions à la pelle et, de façon surprenante, au détour d’une position péremptoire sur tel ou tel sujet, un comique décapant… à ses propres dépens !

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Lire l’interview de Dan Graham