LIVRES

Daniel Buren

L’œuvre de Daniel Buren et son lieu d’exposition : volonté d’intégration totale dans le lieu d’accueil au-delà d’une simple présentation des installations. Guy Lelong redéfinit le rapport de l’œuvre au lieu dans le travail de Daniel Buren, du concept d’in situ à un élargissement des champs visuels.

— Éditeur(s) : Paris, Flammarion
— Année : 2001
— Collection : La création contemporaine
— Format : 25,50 x 26 cm
— Illustrations : 100 en couleurs et en noir et blanc
— Page(s) : 200
— Langue(s) : français
— ISBN : 2080121952
— Prix : 35 €

Préambule : Mallarmé in situ
par Guy Lelong

Le propos de cet ouvrage est de montrer que Daniel Buren occupe aujourd’hui dans le champ artistique une place analogue à celle que Mallarmé a occupée dans le champ littéraire au XIXe siècle. En effet, si Mallarmé a inversé la relation que la poésie entretenait par rapport au sens, Daniel Buren a, lui, inversé la relation que les arts visuels entretenaient par rapport à leurs lieux de présentation.

Avec la célèbre formule commandant au poète de « céder l’initiative aux mots » [Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », in Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1945, p. 336], Mallarmé signale son refus de se plier à un sens déterminé au préalable pour se laisser au contraire guider par les caractéristiques du langage. Autrement dit. il renonce à la prétention discursive de la poésie traditionnelle au profit de textes « se réfléchissant » [envoyant à Henri Xazalis, en juillet 1868, la première version de son sonnet en -ix (alors intitulé « Sonnet allégorique de lui-même »), Mallarmé parle d’un « sonnet nul se réfléchissant de toutes les façons ». Mallarmé, Correspondance, Folio classique, 1995, p. 392-3], c’est-à-dire de textes dont les mots s’attachent plus à se refléter les uns les autres qu’à traiter un sujet. Ainsi dans ce second quatrain du sonnet en -ix :

Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)

le sujet se réduit à presque rien puisque le salon est vide et que l’objet dont il est question est même absent : nul ptyx (il est d’ailleurs d’autant absent que ce mot d’origine grecque n’existe pas en français). En revanche, Mallarmé a développé les potentialités sonores de la poésie plus qu’aucun de ses prédécesseurs n’y était parvenu, ainsi qu’en témoigne le vers fameux « Aboli bibelot d’inanité sonore ». Mais ces « reflets réciproques » [Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », in op. cit., p. 366] ne sont pas seulement sonores, car un second tour réflexif leur fait parfois aussi désigner leurs propres mécanismes poétiques, qui deviennent alors le sujet du texte lui-même. Ainsi il est clair que l’objet absent choisi par Mallarmé ne l’a pas été pour lui-même mais parce que les propriétés sonores dont il est doté désignent celles des vers du poème. Dès lors, le mot mètre peut se profiler par homonymie sous celui de Maître et le fait que ce personnage se soit retiré de la pièce décrite signifie le retrait en cours de la métrique traditionnelle, en effet contestée par l’avènement du vers libre à la fin du XIXe siècle.

En retournant ainsi la littérature, l’écriture mallarméenne prend donc son autonomie par rapport au sens et le travail formel s’émancipe de toute directive extérieure à son domaine propre. Cet accès à l’indépendance des formes artistiques est probablement un trait majeur de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la modernité. Mais cette indépendance prise par rapport au sens ne fait pas pour autant de l’œuvre une entité autonome, comme le montre l’un des derniers textes écrits par Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Cherchant à répondre à la crise de la versification traditionnelle autrement que par le vers libre, Mallarmé a inventé avec ce texte un genre nouveau, prenant pour unité formelle non plus le vers mais la page. Les groupes de mots sont donc dispersés à travers cette nouvelle unité et, conformément au principe d’écriture de son auteur, le texte a pour tâche de « refléter » le dispositif ainsi conçu. La page du Coup de dés n’est donc pas considérée comme un simple lieu d’accueil de l’écriture mais au contraire pensée comme un lieu générateur de fiction. Autrement dit, la fiction du Coup de dés est provoquée par le lieu où elle prend place, comme en témoigne d’ailleurs l’une des phrases maîtresses du texte « RIEN N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU ». Ainsi, la « voile alternative [ … ] d’un bâtiment penché de l’un ou l’autre bord », qui apparaît au début du poème, dans la moitié inférieure d’une page de droite, correspond-elle au mouvement de la page en train d’être tournée, et la constellation, avec laquelle se termine le poème, est-elle déduite de la dispersion des mots sur la page. De même, la mention « voltige autour du gouffre », qui apparaît de part et d’autre de la pliure centrale du texte, permet de comprendre que ce gouffre est seulement la métaphore de cette pliure. À vrai dire, ce dernier exemple est compréhensible dans la seule édition qui, à ma connaissance, respecte le site paginal conçu par Mallarmé [Il s’agit de l’édition de Mitsou Ronat, réalisée par Tibor Papp, Change errant/d’atelier, 1980, et qu’il serait judicieux de republier.], car dans toutes les autres, aucune pliure ne vient séparer le verbe « voltige » du groupe « autour du gouffre ». Quand le site pour lequel l’œuvre a été écrite est modifié, certains aspects de l’œuvre ne sont plus perçus [À la décharge des éditeurs, il faut signaler que l’édition définitive du Coup de dés ne parut pas du fait de la mort brutale de Mallarmé juste après la correction des épreuves.] Mais il n’empêche qu’en déduisant sa fiction de son lieu d’accueil, le Coup de dés montre que le lieu d’accueil d’une Å“uvre est susceptible d’être intégré à l’œuvre elle-même et que, de ce fait, la limite ordinairement instituée entre celle-ci et le lieu de sa présentation peut être remise en cause. Après avoir inversé la relation que la poésie entretenait par rapport au sens, Mallarmé en est donc finalement venu à intégrer la question du lieu.

Mais cette inversion de la relation au sens a aussi pour effet de modifier le statut de la lecture. En effet, les textes de Mallarmé, comme l’a noté l’un de leurs commentateurs les plus avisés, sont des textes « virtuels », conçus dans l’« attente d’être réalisé [s] par une lecture appropriée » [Pascal Durand, Poésies de Stéphane Mallarmé, Gallimard, « Foliothèque », 1998, p. 80. L’adjectif « virtuel » est employé par Mallarmé dans le paragraphe déjà cité de Crise de vers, pour caractériser les « reflets réciproques » établis entre les différents mots du poème.] Lire un texte de Mallarmé, ce n’est pas lire une page de journal, dont seul le contenu importe, c’est actualiser. comme je viens de brièvement l’esquisser, les opérations qui le composent. En un mot, c’est s’en faire l’« opérateur » [Terme dont Mallarmé désigne celui qui devait effectuer la lecture du « Livre ». Jacques Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, Gallimard, Paris, 1957, feuillet 192 A].

Je me propose donc de montrer que ces principes de l’écriture mallarméenne sont parents de ceux que Daniel Buren a élaborés dans le domaine des arts visuels. D’une part, en effet, si Mallarmé a refusé tout assujettissement à un sens imposé pour explorer de nouvelles propriétés de la littérature, Daniel Buren refuse, lui, tout assujettissement des œuvres d’art aux cadres de présentation qui les gèrent en fait à leur insu. Aussi, ne considérant plus le cadre d’exposition comme un réceptacle neutre, déduit-il ses travaux des lieux où ils prennent place afin de les intégrer à l’œuvre elle-même. Et ce retournement conceptuel lui a permis d’élargir l’activité artistique à des zones jusque-là inexplorées du champ visuel. Le Coup de dés, comme on a vu, s’était déjà approché de ce principe d’élargissement, bien qu’il soit sans doute plus exact de dire que c’est la réflexion de Daniel Buren qui a permis de le faire paraître. D’autre part, au même titre que les textes de Mallarmé appellent de nouvelles modalités de lecture, les travaux de Daniel Buren — le placement de ses bandes alternées et les dispositifs spatiaux qu’elles induisent — sont aussi des œuvres virtuelles, conçues dans l’attente d’être réalisées par un regard approprié.

L’étude de ce renversement burénien, depuis ses origines jusqu’à ses évolutions successives, est sans doute nécessaire puisqu’en 1997 le philosophe de l’histoire de l’art Arthur Danto continue à ne voir dans le travail de Daniel Buren que des « rayures insipides » [Arthur Danto, L’Art contemporain et la clôture de l’histoire, Seuil, « Poétique », Paris 2000, p. 209. 1997 est la date de l’édition américaine.] Cet aveuglement tient peut-être au fait que l’auteur de La Transfiguration du banal s’est surtout attaché à définir le statut de ces objets particuliers que sont les œuvres d’art [Arthur Danto, La Transfiguration du banal, Seuil, « Poétique », Paris 1989. Cf. par exemple p. 218.] Or les bandes de Buren ne doivent justement pas être appréhendées comme un objet, mais comme un agencement de propriétés, dont seules la largeur de 8,7 cm et l’alternance chromatique blanc / couleur sont invariantes. Le fait de les considérer comme un objet en soi, indifféremment répété au gré des différentes expositions auxquelles elles prennent part, a d’ailleurs conduit d’autres commentateurs à n’y voir que la toile de store dont elles proviennent. Il n’y a qu’un pas alors à franchir pour qu’on les confonde avec un événement artistique advenu en 1914 et qui ne peut que leur faire écran. Cet écran, c’est le readymade de Duchamp.

(Publié avec l’aimable autorisation des Éditions Flammarion)

L’auteur

Guy Lelong est responsable de la revue Conséquences de 1983 à 1991; il décline l’écriture selon différents contextes — le livre, la galerie, la salle de concert, la scène, l’essai. Il a ainsi conçu, par rapport aux trois dimensions de l’espace, le dispositif textuel Un plan tramé, qui peut être exposé dans tout lieu s’y prêtant. Son dernier travail est la pièce Mobiles, réalisée en collaboration avec le compositeur Marc-André Dalbavie pour la Cité de la musique à Paris et il prépare un roman intitulé Le Stade.