LIVRES

Damien Cadio

Marie-Jeanne Caprasse. Pouvez-vous nous décrire votre cheminement en peinture, les différentes directions que vous avez pu emprunter et celles qui semblent aujourd’hui caractériser votre approche de la peinture.
Damien Cadio. J’ai découvert l’art par hasard. Au lycée, j’étais dans une classe scientifique mais j’avais un ami qui faisait de la peinture. Un jour, il m’a montré un livre sur Van Gogh et on a commencé à peindre ensemble et à écrire des manifestes. C’est une période où la peinture était un exutoire pour moi et ça correspondait bien avec l’adolescence. Ensuite, il y aura des découvertes d’artistes comme Bacon ou Lynch. Alors étudiant en biologie, la peinture prenait de plus en plus de place et à la fin de mes études, il fallait prendre une décision. C’est là que je me suis inscrit au concours des Beaux-Arts de Rouen et à ma grande surprise, j’ai été pris. Au début, je ne me sentais pas légitime mais en fait cela s’est très bien passé. Je m’étais également inscrit à l’université d’Arts Plastiques au cas où. Puis Paris et l’Allemagne, mais tout ça c’est plus mon parcours.

Dès le début c’était la peinture ?
Damien Cadio. Oui. Mais je crois que c’est comme cela chez tous les gens qui ne sont pas issus d’un milieu où l’art a une place prépondérante. La peinture est l’objet que l’on associe le plus facilement à la pratique artistique. Elle est d’une popularité telle que plus ou moins tout le monde commence par la peinture.

Ma question portait aussi sur le style de peinture que vous avez développé. Est-ce que vous en avez exploré plusieurs avant d’arriver à ce que vous faites aujourd’hui ?
Damien Cadio. Aujourd’hui, je ne me pose plus la question du style mais j’ai passé plusieurs années à travailler sur ce sujet, à l’université notamment. Au sein d’une longue série de tableaux toujours de même format, je peignais une sorte de catalogue mêlant dans des factures volontairement éloignées toutes les influences qui m’habitaient. Ensuite, les choses se sont stabilisées, mais le fait qu’il puisse y avoir quelques écarts de manière ne me pose aucun problème. Maintenant, j’ai peut-être transposé sur le sujet la recherche que je faisais sur le style. Dans ma peinture, je pense qu’il y a un sujet – je ne pense pas pouvoir le formuler précisément – et que ce sujet est une sorte de foule que je peux appréhender en peignant chaque visage qui la compose. C’est en produisant cette sorte de fleuve d’images que cela va peut-être me révéler LE sujet. Il y a toujours cette attente indéfinissable.

Quelle relation établissez-vous avec vos images de départ ? Qu’est-ce qui déclenche la création d’un tableau ?

Damien Cadio. La question que je me pose n’est pas « qu’est-ce qui déclenche un tableau », c’est plutôt comment on arrive à la fin à ce que le tableau se stabilise dans une certaine forme. Tout peut faire image. Je passe beaucoup de temps sur Internet – de moins en moins – et je prends des photos moi-même ou j’extrais des screenshots de films. Je rassemble tout cela puis je trie. Je regarde longtemps cette collection, dans une espèce d’état de transe, sans me donner de sujet à priori, de thématique de série. Parfois je sens que dans une image donnée il y a le potentiel d’une peinture. C’est instinctif mais c’est tout un système que j’ai mis du temps à mettre en place qui est à l’œuvre. Je me fais des atlas avec toutes ces images d’origines diverses mais imprimées dans une taille assez identique qui leur donne une visibilité égale d’image à image. Ensuite, il y a le passage à la peinture. Il y a trois étapes. D’abord l’ébauche, les choses se mettent en place, avec la couleur et le dessin. Après, je reprends le tableau et là je vois si cette image résiste au pas. Il y a quelque chose d’un peu magique, un peu incantatoire dans cet instant. Un tas de questions se condensent dans ce temps précis. Après, il y a plusieurs directions : soit c’est raté et là je fais disparaitre le tableau, soit l’image persiste et je continue. A cette étape, je mets de côté mes documents de travail et je me concentre sur le tableau. Parfois il découle directement de l’image peinte et l’énigme est déjà dans l’image de départ ; d’autres fois, le tableau provient d’un ratage plus ou moins heureux et c’est le processus de la peinture qui va modifier l’image. Cela devient une sorte de rêverie en peinture. Le tableau final est le résultat d’un processus en forme d’entonnoir, il y a tout ce travail d’absorption massive d’images qui va se cristalliser dans les tableaux.

Vous travaillez beaucoup sur ce qu’il y a dans l’image mais aussi sur le vide, le manque qui survient lorsque vous recadrez et que vous oblitérez une partie de la scène.
Damien Cadio. Je m’intéresse au hors champ, à ce qui se passe au-delà du bord. Par exemple, je peux recadrer sur un détail d’image dans un scène, un détail que personne ne regarderait à priori mais qui contient l’image toute entière – sauf que l’on ne sait pas de quoi il s’agit. Un objet peut contenir une vie, il peut donner beaucoup d’indices de tout l’univers qu’il y a autour de lui. L’objet est relié structurellement à tout ce qui l’entoure, on pourrait penser que peindre un fragment c’est peindre le tout. La réflexion sur le vide est aussi liée à l’exposition et à l’importance que je veux donner au spectateur.
J’utilise beaucoup de petits formats et j’aime l’idée que le vide qu’il y a entre les tableaux fasse aussi partie du tableau – il se passe quelque chose de magnétique entre eux. Cela fait une percée, un appel d’air qui attire l’autre tableau car il a besoin d’être complété. Ça forme une sorte de ciment sémantique entre chaque œuvre. Et puis ces creux sont aussi une place aménagée pour le spectateur.

Est-ce à dire que vous considérez que vos petits tableaux doivent vivre en groupe ?

Damien Cadio. Oui, ils aiment bien vivre en famille. Les accrochages d’exposition me demandent beaucoup de travail car les associations varient et dépendent vraiment du lieu, de la lumière et d’un tas d’autres facteurs. Chaque tableau a son ami et c’est finalement un peu indépendant de moi, je ne peux pas imposer quelque chose à la série. Il y a un équilibre à trouver qui est indépendant du sens que je veux y mettre.

Ils fonctionnent souvent par deux ?
Damien Cadio. Non, rarement. Deux tableaux qui s’accouplent totalement, c’est très rare. Il m’arrive d’avoir des diptyques mais c’est juste que ce sont des tableaux que j’ai toujours montrés ensemble et qu’ils deviennent au fil du temps inséparables.

Il y a dans votre peinture une entreprise d’éloignement, de mise à distance du réel. Quel est votre enjeu par rapport au réel. Est-ce que vous vous posez la question de lui être fidèle ou de le trahir ?

Damien Cadio. Le réel en soi m’intéresse assez peu. Le monde, les objets, ce n’est pas ce qui m’importe. Ce qui m’intéresse c’est le sujet, la façon dont il est incarné, tout ce qu’il peut contenir, la façon qu’ont les choses de supporter le regard. Un tableau est un objet concret mais il n’a rien à voir avec le réel. C’est ce qui me fascine dans la peinture, il y a un tel décalage entre la réalité de l’objet – quelques grammes de matière – et tout l’univers que cela peut contenir. Dans un tableau de Bosch par exemple, il y a tout un cosmos dans une seule peinture, et cet objet existe.

Vous parlez de Bosch mais lui, il va peindre des personnages imaginaires. Dans votre peinture, on sent le réel.

Damien Cadio. C’est le réel de la banalité, ça c’est pour mettre la poussière sous le tapis. Quand j’ai commencé la peinture, je faisais des choses très noires et très violentes. Des toiles de trois mètres sur quatre, avec de la pisse, du sang de bœuf, un peu de tout, dans une veine très expressionniste. Mais je me rends compte que j’ai toujours voulu cacher cette violence pour la rendre familière. Et petit à petit, l’absurde est apparu dans ma peinture, venant remplacer la violence qui ne voulait pas partir. Au début, dans la peinture que je voyais dans les musées, je ne comprenais pas pourquoi certains tableaux me plaisaient à ce point alors qu’il n’y avait pas tous ces moyens spectaculaires d’expression. Je voyais bien que je pouvais être touché par des choses qui ne sont pas dans la démonstration. Chez Munch par exemple, est-ce que c’est si terrible que ça un couple qui s’embrasse sur la plage ? Et pourtant ce sont des tableaux qui sont très noirs.
A l’époque, j’avais du mal à analyser la peinture parce que je n’avais pas les outils pour le faire et je ne comprenais pas pourquoi j’étais autant ému par cela que par des choses ultra violentes. Je voyais que la peinture avait cette force de pouvoir suggérer des choses qui ne passent pas par le langage mais qui ont une puissance d’expression contenue. Du coup, j’ai toujours essayé de me calmer, tout du moins en surface. Il y a également la question de la beauté. J’ai fait des peintures moches et débiles, donc je voulais faire des choses touchantes, qui se laissent approcher de manière générale.
Face à tout cela, j’ai tenté de concentrer toute cette violence que j’avais en moi et de la confiner dans le détail. Je voulais permettre au spectateur de pouvoir approcher la peinture et de voir une violence familière, tendre, trouble. A force de faire cela, ma peinture est devenue très calme et muette. C’est aussi pour cela que j’ai commencé à recadrer les images, travailler sur de petits formats en prenant pour sujet la banalité des objets. C’est pour repousser cette violence ou au contraire pour prendre le spectateur au piège, lui permettre d’approcher et peut-être de mieux frapper. Tout ce cheminement s’est construit dans la peinture. Mais pour moi, cette banalité est violente, elle contient les fantômes de ma violence.

La manière dont vous travaillez les sujets évoque une certaine nostalgie, un monde fané, un monde qui a été et n’est plus que dans les images, les traces d’un passé.
Damien Cadio. Il y a beaucoup de travail pour rendre encore plus banale la banalité, pour la rendre suspecte. J’enlève certains détails, j’aime créer un secret dans le tableau, une interrogation sur ce que l’on regarde. Quand on peint un objet, il y a toujours un fond, des objets après l’objet, des signes du temps. Mon premier geste c’est donc de faire le vide. On ne sait pas où ça se passe, dans quelle époque. Quelque part, ma peinture, c’est la reconstitution d’un monde rêvé. J’ai parfois un problème avec les détails qui peuvent venir camoufler les choses, les dénaturer, les faire paraître pour d’autres choses.
Ma peur c’est de ne pas voir ce qui structure les choses, quelle est la nature vraie d’un objet. C’est une vision un peu paranoïaque du monde : la peur que les choses ne soient pas vraiment ce qu’elles sont. On rejoint encore une fois la question du réel.

Vous recherchez l’étrangeté.
Damien Cadio. Indirectement. Le secret m’intéresse. J’aimerais que lorsqu’on regarde le tableau, on se dise : « il y a un problème ». Qu’est-ce qu’on suspecte, la peinture, l’objet représenté, le langage lui-même ? Comment comprendre et parler d’un tableau ? C’est ce que dit Jacques Derrida dans « La vérité en peinture » quand il parle du parergon, c’est la façon dont le langage va tourner autour de l’œuvre sans jamais en atteindre le cœur même. Il y a une résistance des signes. Et du coup, j’essaie de travestir le cœur du tableau pour qu’il n’y ait pas de refuge possible. Je n’aime pas beaucoup les œuvres directives, qui disent la façon dont on doit regarder. Laisser une énigme, c’est proposer au spectateur d’investir ce creux pour pouvoir habiter le tableau. Un tableau c’est aussi une fiction.