ART | CRITIQUE

Cultural Folk

PStéphanie Katz
@12 Jan 2008

D’une certaine continuité américaine. Au milieu de « Comic Drawings », Mike Kelley oppose une grève de camionneurs et le bureau emblématique des cols-blancs. De part et d’autre des inégalités, la même culture populaire infantile règne, dans les affichages militants comme au-dessus des bureaux.

Dans cette atmosphère électorale qui nous fait vivre à l’heure américaine depuis plusieurs semaines, la visite de l’exposition « Cultural Folks » de Mike Kelley, proposée par la galerie Ghislaine Hussenot, n’est pas sans enseignement.

Apparu au début des années 1980, aux côtés de Jim Shaw et Raymond Pettibon sur les scènes artistiques de New York et Los Angeles, Mike Kelley s’est rapidement imposé comme l’enfant terrible d’une certaine Amérique, celle des oppositions tranchées, des croyances messianiques et du mauvais humour qui soude les communautés incertaines. Oscillant entre collages comiques, graffiti et dessins à la plume, l’art de Kelley a saupoudré au-dessus du milieu artistique, peut-être un peu trop « artistiquement correct », la verve décapante de sa référence à la culture populaire.

En s’appropriant la stylistique des dessins obscènes qu’on se refile entre collègues de bureau, qui s’affichent dans les couloirs d’universités, ou au-dessus de la photocopieuse, l’artiste entendait construire un regard critique à la fois irrévérencieux et plein de compassion pour cette Amérique de la vulgarité banale dont il est issu. Enrichissant son vocabulaire sarcastique, Mike Kelley a introduit un ensemble de fausses bannières religieuses, en feutre, aux couleurs criardes et aux propos hésitant entre délires œcuméniques et gags populaires.

Dans les années 1990, il émerge définitivement au-dessus de la scène artistique internationale en introduisant dans son travail des sculptures de chiffons, vieux jouets de rebut, usés et pathétiques. C’est alors toute l’intimité d’une Amérique infantile, régressive et inerte qui s’étale sur des vielles couvertures au crochet. Semblable à des petits cadavres, le bestiaire moralisateur et bien pensant que les classes moyennes offrent à leurs enfants avant de l’abandonner aux poubelles de la consommation de masse, gît en rangs serrés, comme au lendemain de la bataille.

Plus récemment encore, Kelley s’est mis à installer, dans les lieux d’expositions, des bureaux du pouvoir mondial, désertés de leurs occupants, mais encore tout bruissants de leurs identités goguenardes et désinvoltes. Le désordre le dispute aux affichages comiques et obscènes, les ordinateurs crachent des paperasses inutiles et le mobilier sent bon le col-blanc retranché derrière les certitudes partagées.

En définitive, depuis le début, Mike Kelley joue avec des contenus potentiellement dangereux : en condamnant la ségrégation raciale, il court le risque du racisme, pour mettre en cause l’homophobie il prend à son compte les codes et repères de la communauté, ou encore il endosse le costume du cow-boy misogyne pour soulever la question de l’image des femmes américaines. Adoptant cette posture ambiguë de celui qui attaque les codes du groupe depuis l’intérieur, Mike Kelley parvient efficacement à déstabiliser son spectateur, puis à l’abandonner dans un état inconfortable, hésitant entre fascination face à l’étrangeté et dégoût de l’Autre.

Toutefois, depuis les années 1980, le territoire d’investigation de Mike Kelley est-il resté identique ? Vingt ans ont passé depuis l’émergence des premières œuvres critiques de l’artiste. L’Amérique n’a-t-elle pas changé de visage depuis ? Le vocabulaire de Mike Kelley demeure stable, et l’effet de rupture des « événements du 11 septembre » ne semble pas avoir été enregistré par son sismographe pourtant extrêmement sensible. L’exposition installée chez Ghislaine Hussenot met en place, au milieu de « Comic Drawings », l’opposition entre une grève de camionneurs et le bureau emblématique des cols-blancs. De part et d’autre des inégalités, la même culture populaire infantile règne, que ce soit dans les affichages militants ou au-dessus des bureaux. Mais rien d’inédit n’est repérable, qui désignerait plus précisément cette nouvelle Amérique contemporaine dont nous entendons parler dans nos journaux. Comment interpréter ce statisme dans la saisie, cette immobilité dans l’enregistrement ?

De deux choses l’une : soit le regard que la France d’aujourd’hui pose sur l’Amérique est erroné, ou du moins tronqué, et Kelley serait fondé de nous replacer dans le bon angle de vue. Soit, et ce n’est pas contradictoire, Kelley fait la démonstration de l’immobilisme culturel de sa communauté, de la myopie essentielle qui l’enferme dans une dynamique autocentrée et la rend insensible aux bouleversements du monde : c’est alors encore plus terrifiant.

Mike Kelley
— From My Institution to Yours, 1987-2003. Acrylique sur panneau de bois et sur papier, tapis, ruban, bois, acier et aluminium. 41 x 465 x 310 cm.
— Loading Dock Drawings 1, 2, 3 et 4, 1985. 183,5 x 112,4 cm
— A Fax Transmission from: Oct. 21, 1986, 1:07 p.m., 1986-2004. Installation. Dimensions variables.
— Graphic Layout 1, 2004. Collage sur papier. 101,8 x 81,6 cm.
— Graphic Layout 2, 2004. Collage sur papier. 101,8 x 81,6 cm.
— Graphic Layout 3, 2004. Collage sur papier. 101,8 x 81,6 cm.
— Graphic Layout 4, 2004. Collage sur papier. 101,8 x 81,6 cm.
— Graphic Layout 5, 2004. Collage sur papier. 101,8 x 81,6 cm.

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