PHOTO | CRITIQUE

Croiser des mondes

PMuriel Denet
@12 Jan 2008

Cinq artistes et photographes sont réunis au Jeu de Paume, sous le signe du «document contemporain». Au rendez-vous, croisement des mondes, mixage des formes et des pratiques, hybridation des images.

Croisement des mondes, mixage des formes et des pratiques, hybridation des images sont au rendez-vous. Mais ce qui se croisent surtout ici, sans se rencontrer, ce sont des postures très différentes les unes des autres, dans leurs rapports au monde et à sa représentation.

Ainsi, Stanley Greene et Guillaume Herbaut, tous deux photo reporters — le premier à l’agence Vu, le second à L’Œil public —, construisent leurs images pour produire du témoignage, voire de la preuve, en exposant des faits. Dans la grande tradition de la photographie engagée, Stanley Greene témoigne de la déliquescence de la Russie post-soviétique, et dénonce le martyr du peuple tchétchène.
La salle est saturée d’images. D’un côté, de grands formats sous cadre : des portraits, et des scènes pathétiques, parfois lourdement symboliques. En face, un foisonnement de tirages directement punaisés au mur, accompagnés de longues légendes explicatives. Au centre, une vitrine expose la panoplie du photoreporter : le Leica, boîtier mythique de la profession, les carnets de notes, les planches contact. Stanley Greene fait ici d’une pierre deux coups. Ce qu’il dénonce en exposant, c’est aussi l’indifférence des médias à l’égard du drame tchétchène, et du photoreportage. Indifférence qui, explique-t-il, le prive des moyens de continuer.

Le regard de Guillaume Herbaut est beaucoup plus distancié. À l’écart des sujets brûlants de l’actualité, il interroge lui les traces d’événements passés, ou décentrés : Tchernobyl, Nagasaki, la vendetta albanaise ou des drames plus intimes, comme la disparition d’un proche. Les séries d’images se déroulent au mur, chacune introduite par un court texte qui la recontextualise. Décors, portraits, paysages, un regard biaisé, décalé, pour relever les indices qui révèlent la prégnance persistante, et constitutive du présent, de drames passés ou hors champ.

La démarche de Janaina Tschäpe est tout autre. Son protocole est fondé sur le dialogisme, qui, à un regard extérieur porté sur l’Autre, privilégie son émergence comme sujet. Elle a ainsi proposé à quatre femmes vivant dans une des favelas les plus dures de Rio de s’auto-représenter dans la peau du personnage qu’elles aimeraient être. Confinées à la sphère domestique, absentes des images de violence attachées aux favelas, mais actrices des luttes quotidiennes pour la survie, ces femmes ont choisi de se représenter en super-héroïnes.
Figure — masculine — très en vogue en Amérique latine, en proie au désastre économique que l’on sait, le super-héros, imaginaire, parfois incarné, de Zorro au sub-commandante Marcos, cristallise la soif de justice des plus démunis. Un film documente donc, de l’intérieur, la fabrication du rêve, et les photographies immortalisent les héroïnes dans leurs costumes carnavalesques. Si l’image restitue une visibilité digne à celles qui en sont privées, elle est aussi le moyen, le biais, par lequel adviennent leurs voix, leurs mots, leurs histoires trop ordinaires pour être contées.

Pour être au plus près des corps et de l’intime, Emmanuelle Antille a recours à la fiction. Mais les décors en sont naturels, et les acteurs profanes semblent y jouer leur propre rôle. Ici une histoire de trouble existentiel propre à l’adolescence, chez un jeune homme qui vit seul avec sa mère dans un motel désert. L’image tout en transparence reste mécanique. Ce qui induit une situation ambiguë et inconfortable, entre la plongée impudique dans le malaise mis en images, qui cernent le spectateur, et une froideur distante qui l’en exclut.

Geert Goiris sillonne la planète et en rapporte des paysages insolites. Curieusement vides et saturés à la fois. Dans un monde déserté de toute âme qui vive, des objets gisent, abandonnés, gelés dans une durée intemporelle, incongrus dans leur environnement : une maison sombre indéfiniment dans les eaux d’un lac ; une bâtisse moderniste, au cubisme tarabiscoté, se dresse, délabrée au milieu d’un no man’s land ; une baraque de contre-plaqué démantibulé s’effondre dans le désert d’un haut-plateau.
«Le référent n’est qu’un point de départ», affirme-t-il, le document est un style, une forme, exploitée dans toute sa rigueur (frontalité, netteté, abondance et précision du détail). Mais les blocs ainsi constitués ouvrent un monde imaginaire, qui pourrait être le monde d’après le monde.

Guillaume Herbaut énonce avec une grande lucidité les différences de postures ici à l’œuvre. Les artistes, dit-il, se servent de la photographie «pour penser et travailler le monde contemporain». Alors que la vocation du photoreporter en est sa représentation. Aussi construite soit-elle, son image a bien pour souci de rester coller au plus près du référent, pour l’éclairer et l’exposer. Rétablir ces distinctions peut contribuer à dissiper un peu la confusion des genres promue par l’exposition.

Emmanuelle Antille
— Tornadoes of my heart, Le Journal de Jack, 2004-2005. Installation vidéo avec multi-projections, couleurs, son, dimensions variables.

Geert Goiris
— Nàarvik, 1997. Tirage lambda. 30 x 40 cm.
— E 313, 1999. Tirage lambda. 100 x 120 cm.
— Tatra, 1999. Tirage lambda. 100 x 120 cm.
— Trondheim, 2000. Tirage lambda. 100 x 120 cm.
— Ministry of Transportation, 2003. Tirage lambda. 180 x 150 cm.
— Skinned Horse, 2003. Tirage lambda. 100 x 127 cm.
— Zoo, 2001. Tirage lambda. 100 x 126,5 cm.
— Abyss, 2000. Tirage lambda. 100 x 130 cm.
— Blast# 6, 2001. Tirage lambda. 100 x 130 cm.
— Eugene’s Neighbourhood, 2002. Tirage lambda. 100 x 145 cm.
— Krasnogorsk, 2000. Tirage lambda. 100 x 120 cm.
— Near Hekla, 2000. Tirage lambda. 100 x 126 cm.
— Liepaja, 2004. Tirage lambda. 100 x 135 cm.
— Spitsbergen Panorama, 1996. Tirage lambda. 100 x 210 cm.
— Hotel Posta, 2000. Tirage lambda. 120 x 100 cm.
— Albino, 2003. Tirage lambda. 100 x 120 cm.
— Pools at Oawn, 1999. Tirage lambda. 100 x 130 cm.

Stanley Greene
— I. Fragments de guerre, 1994-2003. 25 photographies noir et blanc et couleur, encadrées. 3 photographies : 120 x 180 cm. 21 photographies : 60 x 90 cm. 1 photographie : 60 x 164 cm.
— II. Poutine, année 01, 2001. 56 photographies couleur et noir et blanc, textes. 20 x 50 cm, 33,5 x 50 cm, 24,5 x 35 cm, 21,5 x 33 cm, 15,5 x 24 cm.

Guillaume Herbaut
— 1/7 Livry
— 2/7 Shkodra
— 3/7 Oswiecim
— 4/7 Slavoutich
— 5/7 Urakami
2002-2005. 72 tirages argentiques couleur avec cadre. 63 tirages : 40 x 50 cm. 9 tirages : 40 x 25 cm. Janaina Tschäpe — As Camaleoas (Cultura da Favela), 2002. 17 photographies et impressions numériques sur papier encadrées (4 tirages lambda de 86,36 x 127 cm ; 2 triptyques de 61 x 126 cm ; 1 triptyque de 61 x 173 cm ; 1 polyptyque de 61 x 215 cm) et une vidéo, couleur, son, 16min 33s.

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