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Critique de «bonne foi»

PAndré Rouillé

Le débat sur la déliquescence de la critique d’art, sur sa dissolution dans la communication, touche en partie à la question des outils théoriques dont elle se dote et se sert. «L’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes», écrivait Marx en 1843. Or, il semble que la critique des armes ne soit plus guère à l’ordre du jour, car, ses armes, la critique d’art pourrait bien les avoir largement déposées…
Lors d’un récent débat public, un intervenant, qui affichait avec témérité sa prétention à incarner un renouveau de la critique au prétexte qu’il disait considérer l’art dans la globalité des faits de société et de culture, s’est vu demander quels étaient ses outils et orientations théoriques, son appareillage conceptuel, les lignes de force de ses regards, et comment se définissait sa posture critique vis-à-vis des œuvres et des artistes. Apparemment interloqué par la question, il a toutefois répondu sans hésitation et sans guère plus de précisions : «Ma bonne foi, c’est ce qui me guide»

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Et son voisin, lui aussi critique d’art contemporain, est venu à sa rescousse en dénonçant l’anachronisme de la question dans laquelle il a doctement cru pouvoir déceler des relents de structuralisme hors d’âge.

Pourtant, s’il est une posture qui est hors d’âge, c’est bien celle où le mot «foi» est apparié à la notion de critique, c’est bien ce subjectivisme prétentieux («je» suis le critère ultime de la qualité de l’œuvre), oublieux des débats théoriques et des réflexions esthétiques qui ont jalonné tout le XXe siècle, et inconscient des remises en cause de toutes les petites et grandes autorités représentatives.
Pourquoi, en effet, le critique échapperait-il à la contestation de son pouvoir discrétionnaire de juger (de «bonne foi») entre le bien et le mal en art quand sont tour à tour dénoncées les prérogatives des journalistes, des enseignants, des hommes politiques, des médecins, et, de façon spectaculaire ces jours-ci, des magistrats.
Quelques jours plus tard, «Ma bonne foi» ne trouvait-il pas d’étranges échos dans la bouche des magistrats entendus par la commission parlementaire sur le procès d’Outreau : le juge Burgaud arguant de son honnêteté («J’ai fait honnêtement mon travail»), et le procureur Lesigne s’ingéniant à convaincre de sa «sincérité» ?
La «bonne foi» du critique ne vaut guère mieux que l’«intime conviction» du juge si elle ne s’adosse pas à un solide travail d’enquête et d’analyse, si elle ne repose pas sur des procédures et des outils théoriques appropriés et sans cesse aiguisés.

La désorientation du monde n’épargne pas la pensée et la création dans leurs modes de production et de circulation, autant que dans leurs directions. Dans le domaine de la critique d’art, cette désorientation favorise le repli subjectiviste, qui situe le critère d’appréciation de l’œuvre dans l’individu, artiste ou critique ; le passéisme, qui mesure les œuvres contemporaines à l’aune des valeurs et des pratiques antemodernes ; et bien sûr la spéculation, le commerce ou le copinage.

Le matériau du critique d’art contemporain ne se trouve ni dans sa «bonne foi» (c’est le moins que l’on puisse attendre de lui que d’en faire preuve), ni dans l’auteur (les analyses «structuralistes» de Barthes, Lacan et Foucault sur la «Mort de l’auteur» valent mieux qu’un dédaigneux revers de main), ni dans les valeurs d’un passé révolu, ni dans les intérêts petits et grands du milieu et du marché de l’art.

En outre, la posture du critique, en ces temps d’effondrement des certitudes et des «grands récits» (Jean-François Lyotard) modernistes, devrait être moins celle de juger que celle de servir d’intercesseur entre le public et les œuvres. Le rôle du critique consisterait moins à évaluer qu’à accompagner les mouvements de l’art en apportant aux œuvres et pratiques nouvelles, toujours hétérodoxes, une intelligibilité et une visibilité artistiques.
Autrement dit, la question critique d’aujourd’hui porte sans doute moins sur la valeur esthétique des œuvres (question mercantile par excellence) que sur la façon dont elles font dériver l’esthétique.

Plus intercession qu’évaluation, cette critique s’emploierait à souligner comment se raccordent à l’art des pratiques et des productions qui paraissent s’en éloigner, ou à faire voir et comprendre comment de nouvelles versions de l’art s’actualisent dans des apparences et des procédures inouï;es. Ce faisant, cette critique contribuerait à redéfinir en permanence les frontières entre art et non-art, et à reconfigurer l’art.

Après plus d’un siècle de déconstruction moderniste des distinctions entre les objets d’art et les objets utilitaires, après la dissolution des singularités de l’art sous l’effet d’une esthétisation générale de la société, après, donc, l’enchâssement croissant de l’art dans le monde, les productions artistiques peuvent de moins en moins s’imposer immédiatement et sans équivoque en tant que telles, et à vue d’œil. Bonne ou mauvaise, une peinture s’inscrit légitimement dans le champ de l’art, tandis que les productions contemporaines doivent toujours forcer la porte de l’art, et arracher leur légitimité artistique.
Dans cette situation, qui est celle d’aujourd’hui, chaque nouvelle production de l’art doit être défendue, légitimée, sortie des limbes du non-art. Tel est précisément le rôle du critique.

Mais pour assumer ce rôle, il lui faut plus que de la «bonne foi».

André Rouillé.

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Olivier Babin, I’m too Sad to not Tell You, 2005. Peinture de carrosserie sur toile. Ø 200 cm. Courtesy galerie Frank Elbaz, Paris.

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