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Créer à mains nues…

PAndré Rouillé

La cour d’appel de Paris vient d’autoriser l’extradition de l’écrivain italien Cesare Battisti. Seul maître de la décision, le Président de la République compte pourtant suivre l’avis de la Justice. Un écrivain réfugié en France depuis plus de vingt ans, protégé par la République, va sans doute être sacrifié à la raison d’État.
En Languedoc-Roussillon, le Centre régional des lettres

(CRL) vient d’être supprimé par le nouveau Président socialiste de la Région, M. Georges Frêche. Il se dit que celui-ci veut écarter ceux qu’il soupçonne d’avoir côtoyé de trop près le précédent président élu en 1998 avec les voix du Front national.
Le pouvoir et la création, la politique et la culture : la rugueuse raison contre la fragilité du sensible.

Quelles ont été les relations exactes des responsables du CRL avec la précédente équipe ? Quoi qu’il en soit, la décision de M. Frêche apparaît comme un très mauvais coup porté à toute la culture, bien au-delà de la Région, et bien au-delà du livre. Coup dont on se serait bien passé.
Cette décision rappelle trop la fermeture, voici quelques années, du centre chorégraphique de Châteauvallon par des élus de droite extrême, pour ne pas conforter en matière de culture la ravageuse assimilation entre la gauche et la droite.
Un coup sévère compromet ainsi les louables efforts des hommes politiques de tous bords qui tentent difficilement de redonner du crédit à la politique, et au patient travail de ceux qui, tels Jack Lang et d’autres, se sont pendant de longues années employés à rapprocher la gauche des artistes, des écrivains, des intellectuels.
Or ce sont eux qui, en signant une pétition de protestation, ont en quelque sorte sauvé l’honneur en tentant, mais en vain, de rappeler au Président qu’aucune censure n’est admissible, d’où qu’elle vienne.
On croyait que gauche et censure étaient inconciliables, M. Frêche semble prendre un malin plaisir à prouver le contraire ! A peine élu, n’endosse-t-il pas de façon provocatrice les méthodes ordinaires de ceux qu’il prétend combattre.

Comme si fermer purement et simplement un organisme culturel régional ne suffisait pas, M. Frêche en rajoute, sans craindre de sombrer outrageusement dans le populisme. Les responsables du CRL sont accusés de «déviance morale» et comparés aux écrivains qui ont sous l’occupation collaboré avec les nazis : «La qualité littéraire ne saurait en aucun cas suppléer la déviance morale, lance M. Frêche. En 1945, Drieu La Rochelle, Brasillach et Céline méritaient d’être fusillés. Alors, ma réponse à moi, c’est feu sur Drieu La Rochelle» (Midi libre,19 juin 2004). C’est intellectuellement désolant, et indigne d’un élu de haut rang.

Il serait présomptueux, depuis Paris, de défendre la cause de tel ou tel, et d’affirmer que l’équipe remerciée est, en tant que victime, nécessairement au-dessus de tout reproche.
En revanche, on pourrait, de la part des élus, souhaiter moins de provocations et de brutalités, car la culture, très éprouvée par sa précarité croissante, aurait besoin de quelques égards, d’un minimum de subtilité dans les propos et de mesure dans les actions.

Dans un paysage culturel profondément malmené par la concurrence redoutable de l’industrie des loisirs, par l’indigence inouï;e et croissante de la télévision, par les résonances de la situation et des actions des intermittents, par les effets ravageurs de la suppression des emplois-jeunes, par la baisse drastique des crédits publics, par le gonflement du nombre des surdiplômés RMIstes, etc. ; dans ce paysage où les forces s’épuisent à défendre les grandes valeurs de la culture, de la production de sens, du travail de la pensée, les sensibilités sont à fleur de peau.

Beaucoup d’acteurs de la vie culturelle, qui jouent à chaque seconde la pérennité de leur action, sont minés par la nécessité d’avoir à défendre à mains nues ce qui leur apparaît comme l’essentiel.
Ce pourquoi ils seraient en droit d’attendre de la part de ceux qui sont en charge la vie de la cité (et singulièrement de la culture) un minimum compréhension et d’attention.…

André Rouillé.

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Nan Goldin, Arbres reflétés dans un étang (Mérinville), 2003. Cibachrome. 101,5 x 152,5 cm. Courtesy Nan Goldin; Yvon Lambert, Paris.

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