ART | CRITIQUE

Craneway Event

PCéline Piettre
@11 Nov 2010

Le film Craneway Event, présenté à la Cinémathèque française, hante la salle du souvenir de Merce Cunningham, et nos esprits, longtemps encore après la projection. Un très bel hommage à feu le chorégraphe américain, dans une forme singulièrement poétique.

Prologue à trois jours de danse

Derrière les baies vitrées de l’ancienne usine d’assemblage Ford à Richmond, où la compagnie Merce Cunningham répètera pendant trois jours, un oiseau prend son envol. L’océan absorbe les premiers rayons du soleil matinal. Les dockers commencent leurs activités journalières. A l’intérieur du bâtiment de verre et d’acier, construit par Albert Kahn en 1930, la lumière vient bouleverser la topographie du sol encore luisant d’eau, fraîchement nettoyé pour y accueillir la danse. Reflets, silhouettes en contre-jours, conciliabules…

Déjà, quelques danseurs se mettent en mouvement: dos ronds et bras ballants, dans ce léger rebondissement du tronc caractéristique de l’entraînement cunninghamien, tous les jours, inéluctablement identique — il faut bien domestiquer les corps. Discret, le chorégraphe nonagénaire, contraint désormais à l’utilisation d’un fauteuil roulant, se fond dans cet environnement dilaté, présence flottante privée d’ancrage terrestre. Comme échappant à la gravité, il glisse, littéralement déraciné, dans un espace diffus, déconstruit par la lumière.

Le portrait d’une œuvre

Depuis sa première rencontre avec Merce Cunningham, en 2007, pour une collaboration autour de la performance 4’33 de John Cage − le complice et compagnon du chorégraphe − l’artiste britannique Tacita Dean tente de cerner les traits de cette figure mythique de la postmodern dance. Tout d’abord par le biais d’une installation sur quatre écrans présentée en 2009 au Centquatre, puis avec ce film documentaire d’une heure et 45 minutes, Craneway Event, tourné sur trois jours en novembre 2008 et monté peu après la mort de Merce Cunningham, le 26 juillet 2009.
Le chorégraphe s’y découvre bien plus alerte que nous le laissaient supposer les rumeurs sur son état mental. L’esprit vif, concentré, maître de ses choix et de son écriture chorégraphique, Merce Cunningham, aussi âgé, aussi physiquement affaibli soit-il, ne faillit pas à sa réputation d’Einstein de la danse. Sa direction des interprètes est parfaitement dosée, ferme et précise, respectueuse du travail et de la virtuosité exigée − parfois à la limite des possibilités du corps humain, sur le fil du sur-naturel. Il n’hésite pas, dans la mesure de ses capacités motrices, à corriger lui-même les mouvements chorégraphiés, comme pour cette articulation des bras repliés derrière la tête, qu’il veut semblable à un battement d’ailes.

Mais surtout, le film de Tacita Dean met en évidence les dogmes cunninghamiens, ceux qui ont assis la réputation du chorégraphe et les bases du postmodernisme. Silencieuses, les répétitions manifestent l’autonomie plénière de la danse vis-à-vis de la musique — les interprètes ne découvriront la bande son que le soir de la représentation.
Autre loi fondamentale, l’absence de hiérarchie entre les groupes de danseurs, renforcée ici par l’existence de trois scènes différentes — le spectateur est libre de regarder où bon lui semble — et de la caméra qui cadre l’une sans se soucier d’écarter l’autre.
Enfin, plus implicitement, les micro-événements du quotidien portuaire, dockers au travail ou voiliers qui entrent furtivement dans le champ visuel, fabriquent des paysages nés du hasard, en écho lointain, nous semble-t-il, à la place privilégiée de l’aléatoire dans les processus de composition du chorégraphe.
Autant de principes mis au service d’une abstraction géométrique qui n’a cessé de se renouveler et d’innover au fil des années, dans sa permanence même.

Le film comme mort métaphorique

Si Craneway Event est caractéristique du travail de Tacita Dean − le 16mm étant l’un de ses supports privilégiés — et réactive ses thèmes de prédilection que sont les personnages hors du commun, les lieux désertés, l’éphémère et les cycles temporels ou la permanence de la nature à travers l’évocation de la mer et du ciel, le film a ici une ambition allégorique.
Dans la forme même, la mort est à l’œuvre, elle en sape la valeur documentaire, gomme les contours narratifs. Les recours fréquents au contre-jour et au hors-champ — la caméra s’écarte volontairement du sujet, relégué en marge —, l’excès de luminosité qui aveugle et change les corps en ombres chinoises, jusqu’à leur désintégration, participent de cette esthétique de la dissolution. Une dématérialisation annonciatrice du deuil à venir.

Ainsi, progressivement, à mesure que les heures passent au gré des variations de lumière, signes de l’écoulement du temps, le contraste entre la vitalité des interprètes et la fragilité du chorégraphe se fait plus cruellement sentir. Comme si, forcée à l’indépendance, la danse anticipait la disparition de son créateur.
Le troisième jour, un plan montre ce dernier endormi, au loin, dans la lumière déclinante de la fin d’après-midi. Ce sera sa dernière apparition à l’écran. Le film s’achèvera quelques minutes plus tard, sur cette absence, prédiction de sa mort prochaine. Discrètement, alors que les danseurs continuent de s’entraîner, dans une exigence millimétrée du mouvement parfait, Merce Cunningham sort du cadre comme il serait jadis sorti de scène, définitivement cette fois.

— Tacita Dean, Craneway Event, 2009. 16mm colour anamorphic film with optical sound. 108 min

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