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Côte d’Azur, un territoire pour l’expérimentation

PAndré Rouillé

A Nice et dans tout le département des Alpes-Maritimes, l’ambition est de stimuler un regard différent sur l’art contemporain, de tracer des perspectives, de susciter des interrogations, d’inciter à des comparaisons. Dans ce haut lieu du tourisme et de la langueur balnéaire qu’est la Côte d’Azur, les acteurs de la manifestation veulent offrir aux regards des occasions de sortir de leur torpeur estivale ou médiatique, et de s’inscrire dans des dynamiques de pensée. A l’œil impavide qui consomme, il s’agit de substituer un regard qui pense.

A Nice et dans tout le département des Alpes-Maritimes, une cinquantaine de musées nationaux, centres d’art et galeries se sont regroupés pour concevoir, et présenter durant tout l’été, une manifestation ambitieuse d’art contemporain: «L’art contemporain et la Côte d’Azur. Un territoire pour l’expérimentation, 1951-2011».
L’austérité voulue de ce titre exprime une différence. En ces temps de pensée molle, où prolifèrent les problématiques poussives, où le marché tient souvent lieu de pensée, de critère et de discours sur l’art, il est ici nettement affirmé que l’art contemporain sera présenté dans un contexte territorial (la Côte d’Azur), dans une séquence temporelle (1951-2011) et à l’aune d’une posture spécifique (l’expérimentation).

L’ambition est en quelque sorte de stimuler un regard différent sur l’art contemporain, de tracer des perspectives, de susciter des interrogations, d’inciter à des comparaisons. Dans ce haut lieu du tourisme et de la langueur balnéaire qu’est la Côte d’Azur, les acteurs de la manifestation veulent, avec Maurice Fréchuret, directeur des musées nationaux du département, offrir aux regards des occasions de sortir de leur torpeur estivale ou médiatique, et de s’inscrire dans des dynamiques de pensée. A l’œil impavide qui consomme, il s’agit de substituer un regard qui pense.

Ce regard actif — émancipé — est requis pour saisir la force créatrice qui a, pendant plus d’un demi-siècle (de 1951 à 2011), transformé la Côte d’Azur en l’un des plus féconds ateliers d’expérimentation et de questionnement des modalités de l’acte de peindre. Peut-être plus que nulle part ailleurs, la peinture, le tableau et le geste de peindre ont fait, par la pratique artistique elle-même, l’objet d’une interrogation radicale. Peindre a consisté alors à peindre la peinture; à penser en acte la peinture, ses matériaux et ses gestes; et à la dissocier du tableau.

L’expérimentation picturale a été sur la Côte d’Azur plus radicale qu’aux États-Unis. Plus iconoclaste, plus profondément engagée dans la déconstruction de la peinture, dans la recherche de ses structures essentielles. Les grands peintres modernistes américains, et Jackson Pollock lui-même, sont en effet restés largement fidèles au tableau et à sa planéité auxquels le critique Clement Greenberg a dogmatiquement arrimé la peinture. Sur la Côte d’Azur au contraire, les peintres ont interrogé le tableau et l’ensemble des gestes et dispositifs de la peinture en les poussant (ironiquement) un à un jusqu’à leur limite.

Peindre consiste-t-il à recouvrir de matière une surface? Alors pourquoi ne pas utiliser pour cela, au lieu d’un traditionnel pinceau, un rouleau (Yves Klein), une raclette (Robert Malaval), ou un pistolet-compresseur (Bernar Venet)?
Et pourquoi s’en tenir au recouvrement et ne pas, comme Noël Dolla et beaucoup d’autres, procéder par teinture en trempant la toile directement dans la couleur qui produira par capillarité des traces et des macules sur le tissu, hors de tout contrôle de l’artiste, et sans l’action de sa main? Passer ainsi du geste de peindre à celui de teindre revenant à passer du tableau à la toile libre, à évacuer des œuvres les notions de maîtrise, de volonté et de subjectivité.

Tous ces gestes ont ouvert au sein du processus pictural des brèches indissociablement techniques, matérielles et esthétiques. Des brèches symboliques également, en ce que la mise à mal du tableau a totalement ébranlé le dispositif séculaire de la représentation.
Beaucoup d’autres gestes seront ainsi expérimentés, repris, transmis et déclinés au cours du dernier demi-siècle: l’empreinte de corps (Yves Klein) ou d’objets (Claude Viallat), le feu (Yves Klein, Alberto Burri), le tressage (André Valensi), l’assemblage (Marcel Alocco), les coulures (Cédric Teisseire), etc.
Tous ces gestes et ces œuvres, qui fonctionnent vis-à-vis du tableau comme autant de mises à l’épreuve ou d’«objets d’analyse» (selon un titre d’André Valensi), sont portés par l’idéal d’une pure peinture affranchie des limites matérielles et symboliques du tableau.

Au cours des prochains mois, on pourra donc arpenter la Côte d’Azur comme un «territoire pour l’expérimentation» en art et en découvrir, de lieu en lieu, toutes les facettes. Or, cette «territorialisation» liée à la forme même de la manifestation, qui spatialise les œuvres et les faits, et qui subordonne ainsi l’histoire à l’espace, s’accorde avec le choix opéré de préférer à la notion plus ou moins académique et sociologique de «mouvements» ou de «groupes» (Supports/Surfaces, Nouveau Réalisme, Fluxus, etc.), la notion de «geste» qui, elle, vient heureusement déplacer les regards du côté plus objectif des faire artistiques et de leurs résonances.

On peut ainsi repérer des continuités et des variations de gestes au cours du temps et des contextes, et mesurer comment ils se transmettent et se transforment. Si la nouvelle génération d’artistes est animée de la même volonté de «peindre autrement» que la précédente, c’est d’un nouvel ordre de différence qui est aujourd’hui mis en œuvre. Alors qu’il s’agissait dans les années 1970 d’inventer des gestes capables de déconstruire la forme symbolique du tableau, ces gestes désormais acquis et admis participent à la construction de nouveaux réseaux de sens, plus politiques que strictement artistiques.
C’est par exemple le cas de Sandra Lecoq, qui reprend le geste de tresser et coudre des tissus multicolores en une pièce posée au sol, mais qui donne à cette pièce la forme d’un pénis et un titre non moins explicite. Aussi procède-t-elle à une critique de la situation sociale des femmes plus qu’à une déconstruction de la forme tableau (Penis Carpet, 4 Yellow, 2001-2002).

L’effervescence créatrice en Côte d’Azur s’est assurément située dans un vaste mouvement national et international de déconstruction des formes et structures sociales, économiques et culturelles. Les merveilleux «bricolages» par lesquels les artistes ont expérimenté et pratiqué «la sculpture autrement», inventé une autre sculpture dans la sculpture, sont évidemment inséparables de l’essor vertigineux de la société de consommation avec ses objets et matériaux nouveaux.
A la Villa Arson, l’exposition «Le temps de l’action» paradoxalement consacrée à l’éphémère et à la performance dans l’art, ainsi que la non moins paradoxale exposition «Le temps de l’écoute» sur les pratiques sonores et musicales, témoignent elles aussi d’un climat propice à toutes les expériences, à toutes les audaces, à toutes les mixages…
Tandis que «La couleur en avant» retrace au Mamac de Nice la conquête par la couleur de sa liberté et de son autonomie sur la forme.

Loin de toute nostalgie, on suit, d’une exposition à l’autre, l’aventure esthétique et symbolique d’un art vivifié par les forces intempestives de l’expérimentation. Un exemple pour l’avenir.

André Rouillé.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

Consulter:
— «Le temps de l’action», Centre d’art de la Villa Arson
— «Le temps du territoire», Centre d’art de la Villa Arson
— «Le temps de l’écoute», Centre d’art de la Villa Arson, Nice
— «La couleur en avant», MAMAC, Nice
— «La peinture autrement/1», Musée national Léger, Biot
— «La peinture autrement/2», Musée national Chagall, Nice
— «La peinture autrement/3», Musée national Picasso, Vallauris

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