DANSE | CRITIQUE

Cornucopiae

PCéline Piettre
@02 Déc 2008

Cornucopiae est une danse du froid et de la mort, qui dévoile sa beauté cruelle, une fiction réaliste et sombre, un avertissement.

« Il y avait sur son visage une aridité qui était insoutenable ». Jean Paul Sartre

Insoutenable aridité… Peut-être l’une des raisons qui pousse tant de spectateurs à quitter la salle du Centre Pompidou au bout de la première demi-heure de Cornucopiae, laissant une plaie béante dans les gradins. Et pourtant, dans cette pièce revêche, froide comme une banquise sans soleil, où l’humanité se confond dans une uniformité totalisante, le rire et la tendresse parviennent à percer l’épaisse couche de glace, et changent la sentence apocalyptique encourue en un discret avertissement. Cri d’alarme étouffé de l’homme en proie au doute face à un avenir incertain ?

Etrange univers, en tout cas, que celui de Régine Chopinot et sa petite communauté de danseurs, dont les corps, dissimulés sous une combinaison sans couleur, sont privés de sexe et de visage. Regroupés en une masse informe et anonyme, amalgamés les uns aux autres comme pour se protéger d’un danger indéterminé mais omniprésent, ils se mobilisent en un mouvement lent, précautionneux, improductif — va et vient incessant, d’avant en arrière, d’amplitude croissante. Economes, nécessitant une dépense d’énergie minimale, les déplacements de la troupe font penser à ces organismes unicellulaires, protozoaires et autres levures, chez qui une seule cellule accomplit toutes les fonctions vitales : digestion, excrétion, excitation, reproduction, garantissant la survie dans des conditions les plus difficiles. Parfois brisée par une course solitaire, cette respiration régulière des êtres ensemble rythme l’espace et prouve, si infime et ridicule soit-elle, la permanence du vivant.

Car la vie continue, dans ce territoire désolé et hostile, abandonné par mère nature, ce temps d’après l’apocalypse écologique, dont la seule source de chaleur provient d’un pelage brun et soyeux, posé au sol, où l’on se réfugie, se blottit ou tient de muets conciliabules. Le son, lui aussi, survit, au silence. Mais assourdi, écho lointain d’un milieu liquide et métallique, grinçant à la manière d’une vieille coque de bateau, tandis que les souffles, amplifiés comme à l’intérieur d’un scaphandre, résistent à un monde sans air et sans lumière. Pourtant, davantage que le rien, Régine Chopinot dévoile le revers des choses, une corne d’abondance — en latin cornucopiae — qui aurait déversée son contenu et dont on aurait puisé à l’envi les ressources jusqu’à extinction totale de ces dernières. Un soleil brimé dans son rayonnement par une éclipse, comme le suggèrent ces trois lunes rondes et noires suspendues au plafond.

De leur côté, tenant devant leur visage la pelle qui pourrait servir à creuser leur propre tombe, les habitants de cette planète stérile ne sont pas dénués d’une humanité rieuse. Dans une veine burlesque, ils courent, chutent, se perdent, se cognent les uns ou autres, enfantins ou tendres dans leur tentative de rapprochement deux à deux. Quand l’un d’entre eux prend la parole, et s’érige en Dictateur improvisé à renfort de lettres martelées, « T A T E T T », le rire se mêle au sinistre, convoquant les souvenirs de l’histoire et les égarements politiques actuels. Car ce futur archaïque n’est autre que notre présent, métaphore d’un temps frileux, inquiet, que les pessimistes (scientifiques, économistes) vouent déjà à sa perte. Et malgré tout ce que l’on peut penser, Régine Chopinot ne semble pas être de ceux là… Gardons en mémoire que le vide existe aussi dans sa version concentrée, à la manière des trous noirs, ouvrant sur un néant transitionnel, une temporalité autre, peut-être porteuse de renouveau.

— Conception : Régine Chopinot
— Interprétation : Nicolas Barillot, John Bateman, Jean Michel Bruyère, Tuan Anh Bui, Henri Chopin, Régine Chopinot, Steven Cohen, Alexandre Del Perugia, Gianni-Grégory Fornet, Virginie Garcia, Maryse Gautier, Hakim Maïche, Dennis O’Connor, Daisuke Tomita

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