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Corine Sylvia Congiu

Corine Sylvia Congiu, doctorante en Arts plastiques à l’Université de Paris 1, se définit d’abord comme peintre. C’est en tant que peintre qu’elle aborde sa recherche théorique, dont elle pointe toute l’ambiguïté et la difficulté, s’interrogeant sur l’articulation périlleuse du "faire" et du "penser", non sans un regard critique vis-à-vis des usages actuels dans le monde de l’art.

Interview
Par Britgitte Jensen

Britgitte Jensen. Vous vous définissez d’abord comme peintre, dans le « faire » plutôt que dans le « penser », et vous avez un regard critique par rapport à la théorisation que vous comprenez comme presque « forcée » du travail de certains artistes et du rapport de ce discours au « monde de l’art ». Pouvez-vous expliquer de quoi est née cette méfiance et comment vous vous placez par rapport à elle ? Dans ce sens, quel est pour vous l’objet d’une thèse en arts plastiques ?
Corine Sylvia Congiu. C’est un total malentendu. Je ne me définis pas dans le faire plutôt que dans le penser. En exergue du titre de ma thèse, « Les lettres à Zozo ou la parole impossible », il y a une phrase de Roland Barthes : « L’écriture commence là où la parole devient impossible (on peut entendre ce mot : comme on le dit d’un enfant). » (1)
Cette phrase m’enchante. Du genre : « Bon sang, mais c’est bien sûr. » La scène primitive. On écrit pour dire mieux que par la parole, de façon plus précise, plus nuancée, plus intelligente peut-être, plus ceci ou moins cela, en tout cas moins empreinte de l’émotion indissociable de l’oral, de passion, d’emprise du corps. On diffère et on fabrique un artefact.. Je me suis aperçue que c’était le point commun, peut-être l’unique, des trois arts que je pratiquais : l’écriture, la peinture, l’art de l’acteur. Je me suis beaucoup intéressée au Paradoxe de l’acteur de Diderot, par exemple…
Je me souviens avoir demandé à mes élèves, un jour, d’apporter tous les dessins qu’ils avaient faits et qu’ils avaient gardés. Ils avaient de douze à seize ans. Je me suis aperçue que de la 6° à la 3°, si les dessins se raréfiaient jusqu’à disparaître, (selon cette norme qui conjoint l’acquisition de l’abstraction chez l’enfant par la maîtrise du langage et la diminution du besoin de dessiner), les rares élèves qui dessinaient beaucoup en fin de cycle, pour qui c’était un besoin, et qui accordaient une valeur à ce qu’ils faisaient puisqu’ils gardaient leurs dessins, étaient des personnes qui avaient quelque chose de l’ordre de « la parole impossible », comme on le dit d’un enfant.
Cette insatisfaction de la parole n’est pas insatisfaction de la pensée ou insatisfaction de l’écriture. L’écriture, la peinture, l’art de l’acteur, procèdent de l’insatisfaction de la parole. Et ils commencent quand le mouvement fluide et continuel de la pensée s’arrête. Le faire est un arrêté de la pensée. Et à la fois il la génère. C’est ce circuit continuel entre le faire et le penser qui est troublant. C’est beaucoup plus crucial chez l’acteur : il faut arrêter l’état réflexif pour acter.
Ce n’est évidemment pas une loi générale. Il y a ceux qui conçoivent tout d’avance, et pour qui la fabrication n’est que l’effectuation d’un projet clair et distinct, qui s’énonce clairement, et peuvent y compris déléguer la fabrication, comme Vasarely. Hitchcock pouvait diriger des Etats-Unis un film tourné en Italie.
Un peintre aujourd’hui est obligé de rendre des comptes, d’expliquer sa « démarche ». Il doit se justifier de peindre, presque s’excuser. Si le mode d’apparaître de son abstraction est gestuel, on le catalogue dans les « abstraits lyriques » ou les « expressionnistes abstraits », et la question sous-jacente est : « Mais comment se fait-il qu’encore aujourd’hui, un demi-siècle après Pollock, vous puissiez vous autoriser de ce genre de peinture ? ». C’est valable d’ailleurs pour toute sorte de peinture, car tous les « genres » semblent épuisés. Mais ce qu’on oublie, c’est que le « genre » n’est visible que par le recul. Les catégories sont toujours préexistantes au nouveau, et tant qu’on n’a pas vu la singularité de quelque chose, on la classe dans ces catégories. Pour que le nouveau soit repéré, il faut qu’il fasse école, c’est-à-dire qu’il établisse une nouvelle catégorie repérable. C’est le sens des « gardiens de l’art » de Heidegger.
Un gardien, ce n’est pas un amateur d’art, quand bien même il serait « éclairé », ni un consommateur, ni le public. C’est celui qui va faire que l’art reste dans la mémoire collective, soit en écrivant sur lui, soit en reprenant quelque chose présent dans l’œuvre et en se l’appropriant, en le transformant : c’est Picasso pour les Ménines, et c’est Michel Foucault. Ce que dit Hanna Arendt de l’Action est valable pour l’œuvre d’art : ce sont les historiens, les conteurs, qui donnent immortalité et sens à l’action qu’est la peinture.
Alors donc aujourd’hui, le peintre est obligé d’être son propre conteur. De dire ce qu’il a d’absolument spécifique, ou alors d’attendre qu’on repère de l’extérieur des signes qui pourraient le faire appartenir à une nouvelle mouvance, dont un critique s’emparerait en créant un nouveau concept, après avoir répertorié tous les signes distinctifs de son cheptel. S’il ne veut pas attendre, il est sommé de créer son propre concept, c’est-à-dire ramener sa création à un nombre réduit de mots, résumer en discours. La différence entre l’écrivain et l’écrivant pour Barthes, c’est que la pratique du premier ne peut pas être résumée. Que dire alors de la peinture, que l’on doit réduire à quelque chose qui lui est hétérogène ?
Ce n’est pas penser qui est en question, le flux de pensée est continuel chez le peintre, avant, après chaque geste. Et ce n’est pas écrire non plus : écrire m’est une habitude beaucoup plus nécessaire que peindre, justement pour éclaircir le sens de ce que je fais, et qui est difficilement résumable. Pour Sartre, le sens d’une vie, son essence, se détermine à la fin des apparitions, à la mort. C’est comme si on me demandait l’essence de toutes ces apparitions alors même que la série n’est pas close.
Alors donc, puisque le véritable sens de sa singularité n’est pas visible au peintre lui-même, et parce qu’on lui a appris à confondre singularité et table rase de ce qui le précède immédiatement, le peintre cherche à se définir contre la tradition précédente. C’est ce que j’appelle la négativité. En oubliant que bien des novateurs sont allés chercher dans des traditions passées ou des contrées étrangères ce qu’ils se sont approprié, et qui forcément, dans cette configuration nouvelle temporellement et spatialement prenait un sens nouveau. (Les peintres américains, qui ont tous fait leur voyage à Paris comme on le faisait jadis à Rome, sont les gardiens de l’art de Monet, Picasso, Matisse, etc.) C’est le sens nouveau, singulier, de ces figures anciennes, que le spectateur ne peut percevoir parce qu’il reste dans les catégories de pensée anciennes, que le peintre doit s’efforcer de démontrer. Et c’est un travail interminable, car toujours des nouvelles configurations mettent en échec les rationalisations passées, en les rendant caduques.
Comme pour beaucoup de doctorants en Arts plastiques, mon but avoué est de construire la théorie de ma pratique parce qu’aujourd’hui les institutions le requièrent. Déterminer le sens des « figures » abstraites que j’emploie. Et comment, en tant que figures isolables par la pensée, elles se différencient des figures de l’expressionnisme abstrait ou de l’abstraction lyrique, et prennent en compte toute l’histoire de l’abstraction et de la figuration jusqu’à aujourd’hui. Le tableau lui-même devient une Figure, puisque aujourd’hui il est confronté à son autre, l’in situ, sa présence dans l’environnement, sa validité ou sa caducité (le groupe « Positions » par exemple).
Définir sa démarche pour des projets ponctuels comme la Commande Publique de Senlis ou le Concours de « l’Abolition de l’esclavage », « Art Recherche Politique », c’est moins difficile que de définir celle de la peinture que l’on pratique, car elle est continue, comme la quête qui cherche à la définir. A moins que l’on ait décidé, comme Opalka ou les survivants de BMPT, de s’en tenir à un projet définitivement arrêté. Et encore, je leur souhaite d’être tous les jours surpris par un sens nouveau ou un plaisir nouveau.
C’est contre le résumé que je m’insurge, celui qui doit servir de carte de visite, celui qu’on regarde avant de regarder la peinture. Mais à la fois je m’obstine à essayer de le faire, parce que cela me hante, et parce qu’on me le demande à chaque coin de rue. Je ne me définis donc pas dans le faire plutôt que dans le penser, ni dans le sensible plutôt que dans l’intelligible. La peinture donne à penser, amène à la pensée, et le sensible à l’intelligible. Elle n’est pas la traduction d’un projet discursif, elle procède d’une parole impossible, comme on le dit d’un enfant, qui court partout, impossible à maîtriser, et quand on le maîtrise, ce n’est plus le même, ce n’est déjà plus lui.

Vous dégagez dans le discours actuel sur l’art une  » négativité  » en quelque sorte improductive, pleine de ressentiment, selon le terme cher à Nietzsche, contre laquelle vous proposez une  » possibilité joyeuse « . Pouvez-vous expliciter le sens et la traduction concrète de cette démarche à travers votre propre travail ?
Croire que l’art ne s’exécute que dans la négativité est quelque chose de très naï;f. Tout mouvement, tout élan se fait par abandon mais continuité. Cette obsession de vouloir assainir, épurer, a quelque chose d’anorexique, et ne vivre que dans le rejet du père, quelque chose d’une adolescence attardée.
La possibilité joyeuse, c’est de prendre l’histoire où elle a commencé pour nous, de la prendre en route, se nourrir d’elle plutôt que la vomir. Plutôt que refuser le symbolisme du rouge, de la ligne horizontale ou verticale, la subjectivité de la tache, la rationalité de la géométrie, sa volonté de domestication du sensible et de l’accidentel, faisons jouer ensemble tous les symboles, tous les signes, tous les sens que l’histoire nous a donnés. De toute façon, la peinture est éminemment projective, et dans cinquante ans, les conteurs y verront une autre histoire. Et s’ils n’y voient pas son actualité, ou si d’autres  » gardiens  » ne l’actualisent pas d’une manière ou d’une autre dans leur propre monde, elle tombera dans l’oubli.
On pourrait opposer l’anorexie dont je parle à une boulimie postmoderniste et citationnelle : les signes, les figures de mon abstraction ne sont pas des citations de la ligne de Machin ou de la tache de Chose. En tant qu’abstraction, la figure est une sorte de concrétion qui ramasse plusieurs éléments sémantiques dans une quintessence, une sorte de spectre de la fusion de tous ces éléments en un signe pictural. Le carré noir ou la ligne rouge se nourrissent de toute l’histoire de la ligne et du rouge, et de toutes les projections psychologiques esthétiques ou littéraires que quiconque pourra en faire. Ce sont les éléments abstraits à travers lesquels nous pensons le monde, les figures géométriques de la pensée et les autres. Ce sont les métonymies mêmes du langage, et même poétique.
Et si nous superposions comme avec un papier calque l’interprétation d’un enfant, d’un musicien et d’un écrivain, il se pourrait bien que nous apparaîtrait le sens commun de la ligne, de la tache, du carré noir. En tout cas, j’en ai le fantasme.

Vous soutenez que la seule chance pour une peinture d’y reconnaître une singularité revient à sa postérité, et par là-même au regard d’autrui sur elle, en faisant référence aux « gardiens » de Heidegger. Vous mettez ainsi au centre du  » sens  » de l’art le regard du spectateur. Comment appréhendez-vous le terme de « spectateur » ?
Le « gardien de l’art » n’est pas le spectateur. Cependant, le tableau est fait pour le spectateur. Il prétend faire parler l’enfant, le musicien, l’amateur d’art. Paul Valéry écrivait : « Quantum potes, tantum aude (Ose autant que possible). L’affaire du poète est de construire une sorte de corps verbal qui ait la solidité, mais l’ambiguï;té d’un objet. L’expérience montre qu’un poème trop simple (par exemple abstrait) est insuffisant et s’use à la première vue. Ce n’est plus même un poème. Le pouvoir d’être repris et resucé dépend du nombre d’interprétations compatibles avec le texte et ce nombre résulte lui-même d’une netteté qui impose l’obligation d’interpréter et d’une indétermination qui la repousse. Exemple mémorable : la folle richesse de sens (et de contresens) qui se peuvent tirer des livres saints. Le moindre geste évangélique (acte en soi clair et net) est un fait capable d’une infinité de sens (qui ne gagnent rien à être explicités). » (2)
La figure abstraite doit avoir cette « netteté qui impose l’obligation d’interpréter » et cette  » indétermination qui la repousse ». La folle richesse de sens des livres saints ou d’un conte mythologique, c’est leur abstraction. Le respect du spectateur, c’est de s’adresser à tous, mais avec une telle abstraction que celui-ci puisse la dire et la comprendre avec les mots du philosophe, celui-ci de l‘acteur, celui-ci du musicien, celui-ci de l’enfant. Et que dans les mots du philosophe parle l’enfant en lui, le musicien, l’acteur. Une œuvre forte a il me semble, toujours plusieurs niveaux de lisibilité.
Que l’on puisse donner une interprétation très intellectualisante de sa peinture dans une thèse qui tâche d’en valider la place dans l’histoire de l’art d’aujourd’hui n’empêche pas qu’en premier lieu on s’adresse à un spectateur abstrait qui aurait la tête de tous nos amis passés et futurs. Roland Barthes disait que même en écrivant un article, on écrit toujours pour un cercle d’amis. Et c’est très important pour moi que chacun y trouve son compte, et aussi à l’intérieur de soi, tous ces personnages plus ou moins développés en intellectualité et en animalité, en enfance et en cognition, pour qu’ils « entrent en conversation ».

Vous avez une importante activité dans le monde de l’art (prix, expositions, articles). Comment qualifiez-vous votre insertion dans ce milieu et quels seraient vos désirs par rapport à lui ?
Je ne me sens pas très « insérée » dans le monde de l’art, puisque la peinture n’est pas très à la mode. Je me sens un peu plus insérée quand j’ai une subvention de la Drac (en 2000) ou quand j’ai une commande publique (1993 !), ou encore une proposition de la Fondation Art Dialogue (le projet auquel je travaille actuellement). Autant dire rarement. Les revues dans lesquelles j’écris sont universitaires et donc confidentielles. Et encore, je m’y sens un Ovni au milieu des pratiques plus technologiques ou inter-actives qui m’entourent. Quelquefois, je fais des incartades dans d’autres pratiques parallèles, histoire de confirmer que c’est bien la peinture qui m’intéresse. Je ne suis pas dans le  » milieu  » de l’art et ne suis pas sûre de vouloir absolument y être.

Quels sont vos projets en cours ?
Corinne Béoust, chargée de projets à la Fondation Art Dialogue, sous l’égide de l’Institut de France, m’a contactée récemment, et je prépare actuellement un dossier pour la Ville de Yerres, dans l’Essonne. Il s’agit de réaliser une œuvre dans la ville et de dialoguer avec le public, au moyen de sortes de livres d’or qui seraient placés dans des points stratégiques, c’est la vocation de la Fondation. Mais chut ! la superstition veut que l’on ne parle pas d’un projet avant l’assurance de le réaliser.

Notes
« Ecrivains, intellectuels, professeurs », in Tel Quel, n° 47, automne 71, p. 3.
2 Paul Valéry, Ego Scriptor et petits poèmes abstraits, NRF Poésie Gallimard, p. 82.

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