ART | EXPO

Contemporary Grotesques

10 Juin - 30 Juil 2011
Vernissage le 09 Juin 2011

Les figures en carbone «grotesques» de Keith Tyson sont «autant de défenses contre l’acceptation du caractère identique de chaque homme», affirme l'artiste dont Pierre Sterckx dira qu'il est un «formidable phénoménologue-physicien, le comportement, pour lui, est indissociable du carbone dont sont principalement faits les êtres vivants».

Keith Tyson
Contemporary Grotesques

«Je revois les Studio WallDrawings de Keith Tyson et d’autres choses de lui et irrésistiblement je pense à Rauschenberg… Serions-nous en présence du meilleur héritier de Bob et de ses Combine Paintings? Non pas qu’il s’agisse d’un rapport formel. Plutôt une attitude, une éthique, une démarche commune. De toutes façons, Tyson ne craint nullement les arbres généalogiques puisque, dit-il: «La lignée infinie d’un artiste remonte au Big Bang.» Il se dit fasciné par le dogmatisme déterministe de certains scientifiques: «La croyance selon laquelle tout événement ou action, même complexe comme un concerto de Mozart, une attaque terroriste, émergent d’atomes d’hydrogène se heurtant lors du Big Bang.» Je m’explique. Un jour, je demandai à Rauschenberg pourquoi, dans une photographie incluse dans un de ses tableaux et montrant l’arrivée d’un coureur de marathon sur la piste d’un stade, il avait entouré cet athlète d’un large trait noir. Et il me répondit: «Parce que pour lui, c’est terminé, tandis que pour le public, là sur les gradins, ce ne sera jamais fini.» Tyson partage ce genre de pensée, qui fait le génie de l’art anglo-saxon.

Tyson se meut dans une généalogie faite de politique, économie, phénoménologie, histoire de l’art, sciences pures, science du comportement. Quels écarts? Comment connecter l’individu et la masse, l’art et la vie, le high and low? Pour Tyson, les questions étant de percevoir les «forces invisibles» reliant le terrain psychologique d’un chacun au substrat physique de tous. Énorme question, que le «chacun sera une star pour 15 minutes» de Warhol posait avec acuité. Tyson est clair à ce sujet, ses figures «grotesques» sont «autant de défenses contre l’acceptation du caractère identique de chaque homme». Il témoigne d’une façon lyrique et baroque de l’infinie multitude des singularités. D’où le tohu-bohu de ses oeuvres, lesquelles n’entendent absolument pas introniser l’individu comme autarcie. Quand on crée des figures en carbone, c’est qu’on reprend le problème de la statue (son érection, son individuation) ab ovo, au niveau cosmique de la matière.

Tyson étant un formidable phénoménologue-physicien, le comportement, pour lui, est indissociable du carbone dont sont principalement faits les êtres vivants. En termes deleuziens (il n’est pas étonnant que Tyson ait lu Mille Plateaux) cela voudrait dire: comment mettre en phases les dispositifs molaires (grosses images complexes, riches de symbolique culturelle) et les productions moléculaires (intensives, au coeur du désir et hors représentation). Ou encore, je pense à la «théorie des cordes» en sciences actuelles. Il y est dit que la déchirure de l’espace-temps entre l’astrophysique (la Relativité d’Einstein) et la microbiologie (concernée par la Physique des Quantas) serait désormais résorbée. Une seule théorie pour tout dans le Multivers!

C’est très exactement l’axe de travail de Tyson, et cela sans aucun réductionnisme formel. En survolant l’ensemble de son oeuvre on est frappé par son extrême diversité. Des images et des forces hétérogènes y mettent en péril tout projet d’unicité formaliste. Chez lui, tout écart demeure visible en se pacifiant. Une geisha peut dominer un morse tout en calligraphiant je ne sais quel haïku… Une danseuse squelettique manifeste une gracieuse silhouette qui n’est pas sans rappeler les théories du beau de William Hogarth. Ce peintre anglais du XVIIIe siècle ayant démontré que seule une ligne torsadée (en volutes) peut accéder à la beauté. Ainsi le titre de la présente exposition «Contemporary Grotesques » ne doit pas faire songer à quelque laideur caricaturale mais tout au contraire induire un accès à l’étrange esthétique du tordu. Pour Tyson, «grotesque» est, par ailleurs, et ce n’est pas un hasard, quasi synonyme de «gothique». Ces figures à la limite de la monstruosité sont dans son esprit très proches des gargouilles des cathédrales: habitées par une violence qu’elles crachent. À noter que la ligne gothique fut et demeure un tracé complexe, surabondant, enchevêtré. Ligne sans début (les Celtes?), ni fin (le Modern Style?) qu’un Wim Delvoye développe aujourd’hui en des architectures émulsives mixant l’industrie et le sacré. Ligne d’arborescence et de réseau, de germination et de mort. Le style gothique est un mixeur qui convient à Tyson: «Je ne vois aucune dichotomie entre une lecture scientifique et une autre, politique, de mes oeuvres. Je vois l’oeuvre comme une incarnation («embodying») des deux, à égalité.»

Pour Tyson, l’univers est expansif dans le sens de la vastité intergalaxique et dans celui de la matière des particules. C’est une «soupe» dit-il, rejoignant Gilles Barbier sur ce terme. Mais loin de se laisser noyer dans ce potage exponentiel, au sein duquel microscopes et télescopes sont pris de vertige, Tyson souligne que les multiplicités ne lui sont accessibles que par soustraction. L’oeuvre d’art, pour lui, n’est jamais additionnelle… Il va jusqu’à dire, sans craindre l’audace d’un paradoxe, qu’il se sent tout proche de l’art minimal, qu’il est lui-même un minimaliste! De telles assertions sont savoureuses et dégagent une juste conception de ce paradoxe qu’est l’art: «La grande chose, dit Tyson, concernant le fait d’être un artiste est de pouvoir faire des choses inconstantes. Vous pouvez tenir deux idées contradictoires dans votre esprit et les croire toutes les deux. La science est une discipline qui ne permet pas de faire cela.»

Pierre Sterckx

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