PHOTO | CRITIQUE

Conscience, réalité

PFrançois Salmeron
@22 Fév 2012

Sexualité et suicide, tels sont les thèmes auxquels Noritoshi Hirakawa a consacré deux séries saisissantes de portraits et de paysages. Toujours soucieux d’explorer les inhibitions et les tabous sociaux, les tirages du photographe tendent à élargir le regard que nous portons habituellement sur notre environnement culturel.

«Conscience et réalité» interroge tout d’abord notre rapport à la sexualité, à travers la représentation de corps nus, reflétés dans des miroirs. L’intérêt de ce pan de l’exposition n’est pas tant de proposer une banale image de nos organes génitaux, mais bien plutôt de comprendre comment est-ce que l’on peut arriver à la conscience de soi et de son propre corps.

Le tirage Pleasure for Blushful représente effectivement un homme installé sur une chaise faisant face à une femme, qui se trouve assise par terre et tenir un miroir devant elle, renvoyant à son partenaire l’image de son sexe. Ce cliché suggère ainsi que l’on ne peut prendre conscience de soi qu’à partir de l’image que l’autre nous donne de nous-mêmes.
Le regard d’autrui apparaît donc comme le médium indispensable pour arriver à la conscience de soi. Ici, l’homme prend conscience de sa virilité et réalise ce qui le fait proprement mâle, grâce à l’image que lui renvoie la femme au miroir. Il s’opère ainsi un renversement troublant: l’homme se perçoit tel qu’il est vu par autrui.

Les tirages suivants mettent face-à-face des femmes avec l’image qu’un miroir projette d’elles. L’enjeu est alors de se demander si l’on peut se plaire face à son double, assumer son corps et se désirer. Une femme nue est assise dans son appartement, entourée de talons aiguilles symbolisant la sophistication et la séduction. Elle aurait ainsi abandonné les artifices du paraître et du jeu social, pour s’abandonner à un moment d’introspection. Recroquevillée, tête sur les genoux, bras recalés sous les cuisses et jambes pliées, elle demeure seule face à son image, et semble s’éveiller à elle-même, se découvrir. Comme une douce éclosion.

Nous passons ensuite de ce délicat moment d’intimité à des cadrages plus contigus pris dans des salles-de-bain. Une Japonaise à la bretelle de soutien-gorge baissée pose nonchalamment, une main derrière la tête. Elle se jauge, comme pour évaluer le degré de séduction qu’elle pourrait atteindre en jouant de ses charmes. Dans un autre cliché, une femme se démaquille, entourée d’un assortiment de produits de beauté. Mine défaite, peau luisante, elle ôte le fard qui la rend plus séduisante dans son quotidien. Son visage est alors mis à nu, encadré par une longue chevelure ébouriffée.
Apparemment anodins, ces deux clichés montrent que la salle-de-bain est certes le lieu de l’intime, mais surtout celui de la métamorphose. C’est là où l’on se prépare et où l’on se jauge face au miroir, avant de se livrer au regard d’autrui et d’espérer gagner son approbation. Et c’est aussi là où l’on se défait des artifices. On y passe intentionnellement du moi social au moi intime, ou inversement. On y change alors de mode de présentation de soi.

Silent Afternoon propose le portrait troublant d’une femme vue de dos, tenant à la main un petit miroir circulaire dans lequel se reflète son visage. Une belle lumière naturelle passe par la fenêtre et tombe sur ses hanches, et le reflet de son visage paraît littéralement détaché du reste du corps, comme s’il était une partie complètement autonome et déliée. Il flotte dans l’espace, de manière presque surnaturelle, sans attache. En s’adonnant à la contemplation, le visage de la jeune femme atteint ainsi une position extatique, quasi-métaphysique. Il aurait coupé tout lien avec la réalité matérielle pour se consacrer à l’introspection.

La série Studio of Enola Carr change de tonalité et nous entraine dans un univers transgressant les inhibitions et les tabous de la sexualité. Nous nous trouvons effectivement face à des situations assez sulfureuses où les codes de la bienséance sont ébranlés. Cette série vise clairement à remettre en question les codes moraux, ainsi que la représentation des corps et des sexes, tels qu’ils sont déterminés ordinairement dans nos sociétés.
Les corps sont en effet photographiés sans pudeur, suivant des poses suggestives. Mains, poitrines, sexes et langues se rapprochent, et nous mènent à nous imaginer leur futur contact ou l’acte sexuel qui en suivra. Ces mises en scène décuplent alors la charge érotique de chaque geste et de chaque pose photographiés.
Chevelures et poils pubiens s’entremêlent également. Dans ce cas, la chevelure occupe un rôle paradoxal: d’un côté elle masque le sexe, conformément à la bienséance ou à la censure, et d’un autre côté, nous sommes amenés à nous identifier à cette chevelure, en nous disant que nous pourrions bien occuper la même place qu’elle, et nous retrouver nez-à-nez devant le sexe de ces corps sculpturaux, et pourquoi pas, avoir l’occasion d’y goûter.

Pour conclure, le cadrage de Flower and the Root présente un visage et un anus portés sur le même plan. Les fesses ne sont pas floutées au détriment d’un focus qui aurait mis en valeur le visage. Tous deux subissent désormais le même traitement. Il n’y a alors plus de découpage bidimensionnel entre la figure publique (le visage) et la figure de l’intimité (l’anus), non plus de démarcation stricte entre ce qui serait montrable et ce qui devrait demeurer caché. Remettant en question les catégories qui dirigent habituellement notre esprit et notre regard, ce tirage nous invite donc à lever les tabous entourant le sexe, en osant le représenter et le regarder, plutôt que de s’en détourner ou d’en avoir honte.

La série S.v quant à elle, reprend un autre thème tabou pour nos sociétés. Les photographies de paysage noir et blanc que livre Noritoshi Hirakawa ont en effet été prises en plongée depuis des parapets, et rendent compte de la dernière vision de celui qui aura décidé de se jeter dans le vide. Ces clichés surplombent des espaces vertigineux où le corps s’apprête à se lancer, et semblent exalter la portée héroïque d’un tel acte. Le suicide n’étant pas considéré comme déshonorant au Japon, sa portée coïncide bien plutôt avec le courage et le romantisme. Mais comment notre volonté peut-elle impulser au corps ce mouvement par lequel il sautera dans l’abîme? Ces paysages ne reflètent aucune présence humaine, mais l’on ne peut s’empêcher d’anticiper l’acte de suicide que Noritoshi Hirakawa veut évoquer dans S.

Ainsi, c’est le point d’impact entre le corps et la matière qui nous questionne, quand celui-ci rompt comme une pierre au fond d’un gouffre, s’encastre dans le métal d’une voiture et fracasse le verre des pare-brise, ou se brise sur la surface de l’eau du Pont Butin.

Å’uvres
— Noritoshi Hirakawa, Pleasure for Blushful, 2011. Archival Inkjet Print. 56 x 69 cm
— Noritoshi Hirakawa, A Silent Afternoon, 2011. Archival Inkjet Print. 69, 2 x 56, 5 cm
— Noritoshi Hirakawa, A Flower and the Root (Maki Nakumara), 1993. Photo noir et blanc contrecollée sur aluminium. 105 x 71 cm
— Noritoshi Hirakawa, S. Pont Butin, 1997. Photo noir & blanc contrecollée sur aluminium. 100 x 150 cm
— Noritoshi Hirakawa, Spring of Mum, 1998. Cibachrome. 54, 5 x 54, 5 cm

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