ART | CRITIQUE

Concretion Re

PJulia Peker
@12 Jan 2008

Concretion Re donne forme à une exigence : s’approprier une blessure universelle. Thomas Hirschhorn insiste et répète, déclare sans pour autant expliquer, renouant avec le manifeste artistique.

Tout l’espace de la galerie Chantal Crousel est investi et métamorphosé par l’exposition de Thomas Hirschhorn. D’épaisses couches de scotch d’emballage recouvrent murs et sols, tandis que de grandes vitrines accueillent mannequins et couvertures de livres. Plusieurs éléments rocheux protubérants achèvent de transformer la galerie en une antre aussi insolite qu’inquiétante.
L’exposition répète Concretion, l’installation réalisée à l’été 2006 au Creux de l’Enfer, le Centre d’art contemporain de Thiers.

Bardés de scotch et criblés de vis saillantes, les mannequins accueillent et émettent une invraisemblable douleur. La vision de leurs yeux crevés, de leurs têtes transpercées, provoque un incontournable malaise. Aussi peu réels soient-ils, tous ces corps diffusent une souffrance bien sensible. La puissance de l’empathie se nourrit d’une identification incontournable aux blessures de ces corps synthétiques.

Cette transmission d’une blessure douloureuse donne un écho puissant aux quelques lignes affichées par Thomas Hirschhorn comme une déclaration : « chaque blessure est aussi la mienne », car chaque blessure est celle de celui qui la regarde.
Des photographies de corps mutilés par la guerre sont installées en contrepoint de ces mannequins anonymes. Toutes ces photographies rivalisent d’horreur : organes béant de ventres ouverts, fragments arrachés à des corps estropiés. Seule la profusion des images rend d’une certaine manière ce spectacle supportable : le regard circule sans pouvoir se fixer d’une photographie à l’autre, assailli par ces documents revendiquant le réalisme des faits, accablé par l’inépuisable fonds de ces images de guerre.

Concretion est à la fois une répétition et une concrétion: la reprise provoque un durcissement. Le durcissement est le phénomène physiologique d’un principe moral de constance et fermeté.
Le texte écrit par Thomas Hirschhorn pour accompagner l’exposition est un véritable manifeste: «Je veux donner Forme à l’affirmation que je suis responsable pour chaque blessure infligée partout. C’était ça ma tentative avec mon exposition Concretion, et je veux insister, me répéter».

L’exposition s’accompagne d’un texte spéculatif ardu, imprégné de philosophie, où Thomas Hirschhorn revendique haut et fort le concept de «Forme».
Le travail d’artiste consiste à «donner Forme» et à défendre cette Forme. Tous les corps blessés qui envahissent l’espace de la galerie, laissant peu de place à la déambulation, sont la manifestation d’un corps collectif meurtri. On ne peut voir l’exposition sans se frotter à ces mannequins et se mêler à eux, sans être assailli par ce flot intarissable de blessures. Cette Forme donnée par l’artiste à ce corps collectif fait apparaître une vérité : elle se confronte à la réalité pour la comprendre.

Dans ce manifeste, Thomas Hirschhorn prend parti pour le concept de «Vérité» contre les «Faits». La société de l’information croit en la valeur documentaire de l’image photographique, se prosterne devant les faits et leurs prétendues traces. Contre les mirages du réalisme naïf, Thomas Hirschhorn rappelle que toute forme est une création, une configuration de la vérité. Le réel ne se reproduit pas, il apparaît dans une forme qui permet de le penser.
Thomas Hirschhorn, qui s’inspire explicitement des philosophes Alain Badiou et Mehdi Belhaj Kacem, énonce sa posture programmatique comme le faisaient les avant-gardes du XXe siècle. Ce texte spéculatif n’est pourtant en rien une explication de l’œuvre. Des vidéos montrent l’artiste en conférence, mais les écrans sont recouverts de scotch, et le son coupé.
L’image, barrée, refuse de délivrer explications et informations, au profit de ce que Thomas Hirschhorn nomme la Forme : l’apparition sensible d’une vérité. Le manifeste reprend et durcit l’acte artistique sans commenter l’œuvre.

Concretion donne forme à une exigence : s’approprier une blessure universelle, faire sienne l’injustice du monde, échapper aux illusions de la bonne conscience démocratique humanitaire, aussi informée qu’impuissante.

Des couvertures de livres d’art abondent dans les vitrines, où Goya occupe une large place. Thomas Hirschhorn se rattache ainsi à ceux qui avant lui ont produit des Formes se confrontant aux blessures du monde, reprend et répète leur travail. Chaque répétition est une nouvelle affirmation, chaque concrétion un durcissement, pétri de constance et de fermeté.

Thomas Hirschhorn,
— Concretion Re, 2007. Installation.

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