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Compagnie Chatha

Juliane Link. Comment construisez vous votre travail chorégraphique ?
Aïcha M’Barek. Dans notre travail chorégraphique, on essaie de travailler ensemble, mais avec les idées de chacun et l’on ne se fait pas de cadeau. Pour nous, le fait d’être danseur et chorégraphe à la fois est assez délicat : on est tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur, on ne voit jamais la globalité car si je me mets à l’extérieur, alors ils ne sont plus que quatre à danser, donc ce n’est plus la même chose.

Hafiz Dhaou. En plus, en tant qu’interprète, et sachant que tu es le chorégraphe, tu t’autorises des choses sur la chorégraphie que tu ne t’autoriserais pas si tu n’étais qu’interprète, tu t’autorises des choses qui n’étaient pas prévues.

Votre spectacle Chatha interroge la perception que l’on se fait de l’autre et ce que l’on donne à voir de soi. Vous abordez la notion d’apparence et de démonstration. De quelle manière les interprétez-vous l’une par rapport à l’autre ?
Hafiz Dhaou. On a été moins vigilant à l’idée de la démonstration qu’à celle de l’apparence. Il s’agit de se poser les questions suivantes : «Comment je me donne à voir et comment je me laisse voir par les autres, de quelle manière chacun s’approprie sa propre image ? »

Aïcha M’Barek . On a développé notre travail de réflexion sur la notion d’apparence. On a souhaité éviter la démonstration pour ne pas surjouer l’apparence, pour garder les choses de manière spontanée, authentique.
 
Hafiz Dhaou . Oui, parce que la démonstration est une notion qui fait trop appel au factice et nous souhaitions plutôt interroger la manière dont chacun se revêt d’apparences pour se donner un corps.

Je souhaite évoquer la scène qui réunit trois danseurs et dans laquelle chacun d’eux cherche à se mettre en avant en écrasant l’autre. Vous jouez cette scène de manière très figurative. Est-ce la traduction d’une attitude que vous observez dans notre société et que vous déplorez ?
Hafiz Dhaou. Oui, c’est vrai que notre société conditionne les enfants à être les meilleurs. Elle accompagne une attitude qui cherche à dissoudre le corps et l’esprit, à se protéger pour pouvoir dépasser les autres. Il y a encore plus aujourd’hui ce discours de la performance. Il y a une sorte de compétition permanente qui passe par les corps, qui s’inscrit dans les corps, c’est trop flagrant. À partir de cette idée, on a cherché à réaliser une pièce complètement en décalage. Le fait qu’on ne se prenne pas trop au sérieux fait que l’on peut assumer ce regard, c’est du cynisme quelque part.

Aïcha M’Barek. Il y a des situations qui sont tristes mais elles sont tellement tristes qu’elles prêtent à rire. C’est comme le clown, par exemple, le clown fait rire, mais si tu vas chercher le fond, ce n’est pas drôle du tout. Est ce que l’on rit de nous, de qui rit-on ?

Hafiz Dhaou. Toute la pièce cherche à faire en sorte que le public se pose les questions suivantes : « De quoi ris-tu, que regardes-tu, où es-tu par rapport à ce qu’il se passe devant toi ? »

Vous utilisez des mannequins, qu’est-ce que les mannequins incarnent pour vous : un double, une apparence vide et creuse ?
Aïcha M’Barek . Les mannequins sont notre double, moi et moi-même, l’idée de l’égo qui se reflète dans un autre…

Hafiz Dhaou. Cela correspond surtout à un moment où nous avions envie d’être dans le retrait pour laisser de la place à l’imaginaire. L’idée que nous avons suivie est de laisser un temps pour celui qui regarde, pour qu’il puisse réaliser qui est en train de le manipuler. Est-ce que c’est nous avec l’artifice mis en scène ? Les mannequins sont un prétexte pour évoquer cette question, parce que l’on passe dans un univers complètement sombre, il y a juste une teinte de lumière, l’on ne voit plus que la représentation, le vêtement, la carapace extérieure.

Aïcha M’Barek . Comme des magiciens qui font des tours de magie, tu vois la cape, et puis la cape tombe et tu ne sais pas à quoi cela tient.

L’une des scènes de Vu est une explosion de violence. Comment chorégraphier une telle scène ? Est ce que vous avez puisé dans d’autres registres, dans d’autres formes pour l’écrire de cette manière-là ?

Aïcha M’Barek . Cela a été assez difficile pour moi de rentrer dans cette séquence en tant qu’interprète, parce que je n’avais pas regardé beaucoup de films de combat. Après tu n’as pas besoin d’avoir fait dix ans de taekwondo. C’est l’intention qui a dépassé un tout petit peu l’acte. L’intention va puiser dans le registre de la barbarie, je t’ouvre le cœur, je t’arrache les yeux, c’est d’une extrême violence.

Hafiz Dhaou. On cherchait à transmettre quelque chose qui apparaisse comme barbare. Dans cette séquence, c’est comme si l’on avait cherché à travailler les corps pour qu’ils acceptent cela. Il s’agissait de mettre les corps dans cette tension de violence et dans cette image irrespectueuse de l’autre, de l’espace physique de chacun, de la morale. On n’est plus dans une expression de la morale ou de la rationalité, on est bien au-delà.

Aïcha M’Barek . Mais on n’est pas dans l’animalité non plus, on est encore dans l’humain, parce que tout cela est pensé, les coups sont ciblés, l’intention est présente.

Cette séquence de violence se termine par un apaisement, chacun observe les blessures de son corps et de l’autre. Il y a quelque chose de très beau qui touche à l’intimité et à la mémoire du corps. Qu’avez-vous cherché à signifier dans ce travail ?


Hafiz Dhaou. Là encore il s’agit d’un questionnement : quand il y a eu passage à l’acte, une fois que l’acte est passé, qu’est-ce qui reste, comment peut-on se reconstruire ?


Aïcha M’Barek. À ce moment précis, tu n’as pas le choix, nous n’avons plus donné le choix, il s’agit de ne pas retomber dans l’individualité mais de se toucher autrement les uns les autres. C’est un toucher de soutien, d’accompagnement.

Hafiz Dhaou. Et, ce n’est pas dans l’état d’esprit d’un happy end, c’est beaucoup plus mystique que cela. Parce qu’un happy end, c’est tout est bien, on s’aime, on s’adore, mais ce n’est pas vrai, on construit la vie avec ce qui reste comme blessures, la mémoire est très forte, elle est infaillible. 



Et concernant la musique pourquoi avoir choisi de ponctuer votre pièce par une musique de fanfare ?
Hafiz Dhaou. Le choix de la fanfare turque est très important pour nous. L’on a essayé de la mettre en avant, c’est un crescendo, elle est loin, elle avance, elle est très significative. À chaque fois dans la pièce, elle résonne comme un rappel à l’ordre, c’est la fonction qu’on lui donne. Au début, au milieu, pendant les silences, elle revient, elle est là, tu ne peux pas l’oublier.
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