ART | CRITIQUE

Communitas, Aernout Mik

PMuriel Denet
@28 Mar 2011

Dans le monde que Aernout Mik fait mine de documenter, tout se passe comme si les actions humaines, à l’instar des marchés financiers, étaient irrémédiablement emportées dans une fuite en avant, où chaque individu n’est plus que le jouet d’un mouvement incontrôlable…

En ces temps de crises et de révolutions, la traversée en travelling de la succession d’installations vidéographiques, qu’Aernout Mik a agencée au Jeu de Paume, produit un étrange effet de familiarité. Les rétroprojections muettes, sur des écrans, uniques, en diptyque ou triptyque, encastrés et posés au sol, et suffisamment grands pour mettre le spectateur de plain pied avec l’action, déclinent, en effet, des motifs récurrents de l’information télévisée, qui façonne quotidiennement notre perception du monde: mouvements de foule, fouilles au corps, assemblées, en hémicycle ou dans des tribunaux, salle de bourse dévastée ou aéroport sous contrôle, etc.

Pour autant, si ces situations sont plus ou moins identifiables, les contextes, ainsi que ce qui se passe vraiment, restent incertains. Alors qu’à l’évidence, altercations, prises de paroles, cris, voire chants, ou injonctions de tous ordres, rythment l’action et ses retournements, l’absence de son focalise l’attention sur la chorégraphie des corps, qui, si elle paraît minutieusement scénarisée, est en réalité mue par l’énergie de performances collectives.

Ces corps, en reconfiguration perpétuelle, ne font qu’un : un corps organique et social qui est le véritable protagoniste de ces fictions sans intrigue. Les événements s’emboîtent, se coulent l’un dans l’autre, en un effet de morphing vain, puisque sans progression, sans fin, en boucle, qui cimente l’unité de lieu et de temps de l’action.
Si à chaque instant, la situation semble relever d’un déjà-vu, que corrobore l’illusion documentaire, confortée par le retrait de la caméra qui jamais ne s’immisce dans l’action, un pas de côté, un écart par rapport à la normalité, suggèrent que le cycle pourrait se gripper ou s’emballer.
La cours du lycée de Schoolyard pourrait se transformer en une scène de carnage, qui succèderait aux jeux de ballon ; aux discussions qui animent les groupes qui se font et se défont ; aux mouvements de foule, voire de panique, imprévisibles ; aux empoignades, et aux simulacres de meurtres, dont les fausses victimes sont portées en martyrs ; aux actes de vandalisme, auxquels, contre toute attente, se joignent les agents de sécurité censés les prévenir.

L’attitude ambivalente des adultes est significative des déplacements qui, sans cesse, s’opèrent, qui miment la vie comme un jeu de rôle troublant. Dans Communitas, qui évoque une assemblée révolutionnaire en train de jeter les fondements d’une ère nouvelle, sous des bannières couleur pastel, mais qui pourrait tout aussi bien être le théâtre d’une prise d’otages, que l’on décide de mâter en les bâillonnant, des vestes, symboles de pouvoir, ou au moins de notoriété, changent d’épaules.
Dans Shifting Sitting, Berlusconi, le seul personnage identifiable de toutes ses fictions, troque sa place d’accusé avec celle de tribun, haranguant la salle, dont on ne sait plus si, derrière les masques à son effigie, elle le conspue ou l’idolâtre.
Quant aux agents de sécurité de Touch, Rise And Fall, qui soumettent sans sourciller des passagers aériens dociles, à des procédures de contrôle draconiennes, ils agrémentent leur temps de récupération par des jeux de cours d’école.

Les places sont interchangeables, les événements infiniment réversibles, mais leur enchaînement implacable défie toute logique, qui diffère sans cesse un possible dénouement cathartique. Sous la conformité apparente des rituels sociaux, le chaos menace.

L’action, ou son absence, de Middlemen, semble justement se situer après: après la clôture de séance d’une salle de courtage, ou après un séisme boursier. Les courtiers sont défaits, vestes tombées, chemises hors pantalons, cravates desserrées, ils sont affalés, ou agités de spasmes nerveux et incontrôlables. Dans une salle jonchée de papiers, comme après le passage d’une tornade, bien que hagards et incohérents, ils semblent encore suivre sur un écran hors champ un flux d’informations, sans conséquences. Quand c’est fini, ça continue. Dans le monde que Aernout Mik fait mine de documenter, tout se passe comme si les actions humaines, à l’instar des marchés financiers, étaient irrémédiablement emportées dans une fuite en avant, où chaque individu n’est plus que le jouet d’un mouvement incontrôlable.

Pourtant à Tijuana, c’est au contraire à une série de disjonctions que l’on assiste. Dans cette ville frontière du Mexique, ouverte à tous les trafics, un libre-service pharmaceutique détaxé, saturé d’alignements et empilements improbables de boîtes de pilules et d’onguents de toutes sortes, s’offre en un ordre impeccable, alors même que, subrepticement, la boue envahit l’officine, que, derrière les blouses blanches des commis indifférents, des hommes en bottes et combinaison essaient de contenir. La scène alterne avec des vues aériennes, qui découvrent une casse automobile, qui se répand anarchiquement et sans limite, sur les collines pelées avoisinantes. Dans ce paysage rupestre contaminé, se tient une piñata colorée, jeu qui consiste pour les enfants à taper sur une baudruche suspendue, et manipulée par un adulte, pour en faire tomber des friandises (Osmosis and Excess).

Le plus souvent, plusieurs points de vue juxtaposés, qui se complètent ou se prolongent, donnent l’illusion au spectateur d’une vision omnisciente, peu opérante cependant, puisque tout n’est que répétition et bégaiement, et que la boucle, d’une longueur jamais annoncée, est la structure même du montage, parfois redoublée par un mouvement de va-et-vient de la caméra, entre tangage et balançoire, qui finit d’insuffler un effet de saisie aléatoire, et de répétition sans fin, à la limite de la nausée.

L’effet de réel, qui flirte ainsi avec le fantastique, est conforté par la confrontation de ces fictions aux allures de reportage, avec un diptyque, sonore celui-là : Raw Footage, montage d’images brutes filmées par l’agence Reuters lors de la guerre en ex-Yougoslavie.
Déployées dans leur longueur qui colle au réel, et non comme pendant les journaux télévisés réduites à des points d’acmé spectaculaires ou dramatiques, elles déroulent une vision de la guerre inhabituelle, faite d’attente, d’armes que l’on nettoie, de cocas bus au check point, à l’ombre d’un parasol, de regroupements de prisonniers soumis, de jogging solitaire dans les rues désolées, de ruses pour échapper aux snippers… Bref ce qui se passe entre les moments paroxystiques, l’infra ordinaire de la guerre, qui ne fera pas la une du J.T., pour suivre Georges Perec. Et qui ressemble étrangement aux vidéos de Mik, ou l’inverse: un entre-deux où les choses ont lieu, mais presque sans en avoir l’air : le bruit de fond des fictions hollywoodiennes, sans prétention dramatique, symbolique, ni didactique. Juste une reconfiguration, à la fois charnelle — les corps en interaction —, et machinique — la boucle implacable —, des images du monde, qui interroge l’ordre social et ses rituels, qui les produisent.

— Aernout Mik, Middlemen [intermédiaires], 2001. Installation vidéo, vidéo numérique sur DVD, 1 canal 4:3, projection (couleur, muet).
— Aernout Mik, Park [parc], 2002. Installation vidéo, vidéo numérique sur DVD, rétroprojection sur écran encastré dans une architecture temporaire (couleur, muet).
— Aernout Mik, Osmosis and excess [osmose et excès], 2005. Installation vidéo, vidéo numérique sur disque dur, projection (couleur, muet)
— Aernout Mik, Raw Footage [séquences brutes], 2006. Installation vidéo, vidéo numérique sur DVD, double projection sonore (couleur), images issues du matériel documentaire de Reuters and ITN, ITN Source.
— Aernout Mik, Touch, rise and fall [toucher, lever et tomber], 2008. Installation vidéo, vidéo numérique sur disque dur, double rétroprojection sur écrans encastrés dans une architecture temporaire (couleur, muet).
— Aernout Mik, Schoolyard [cour de récréation], 2009. Installation vidéo, vidéo numérique sur disque dur, double projection (couleur, muet).
— Aernout Mik, Communitas, 2010. Installation vidéo, vidéo numérique sur disque dur, triple rétroprojection.
— Aernout Mik, Shifting Sitting [séance mouvante], 2011. Installation vidéo, triple rétroprojection sur écrans encastrés dans une architecture temporaire (couleur, muet).

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