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Comment l’art devient-il avec le monde?

PAndré Rouillé

Nous vivons d’une certaine façon en porte à faux. Nous sommes submergés de gadgets épuisés avant d’avoir servi, nous croulons sous les faux services, les faux produits faussement indispensables, les fausses urgences et les non moins fausses solutions, et ceux qui organisent ces raz de marées de la pacotille, ou ceux qui s’y laissent prendre avec (une vraie-fausse) délectation, sont les mêmes qui proclament avec cet air docte

du faux savoir : «L’art ne sert à rien!»

Pourtant, sous l’avalanche des fausses valeurs, de plus en plus nombreux sont celles et ceux qui viennent chercher du côté de l’art contemporain d’autres points de vues, d’autres façons d’approcher le monde.
Car, à la différence des objets fabriqués qui collent sagement au monde, l’art contemporain consiste en un ensemble de pratiques et de productions qui tentent de circonscrire le monde, de le devancer, le pénétrer, le traverser, l’ausculter, le bousculer. Qui résonnent avec lui. Les marchandises obéissent aux règles de ce monde-ci alors que l’art les met en danger, les interroge, les conteste, les dépasse, et vibre déjà d’un monde à venir.

C’est d’être en quelque sorte rebelle et contemporain que l’art peut devenir avec le monde (Gilles Deleuze) et se distinguer ainsi des conceptions traditionnelles qui, elles, envisagent généralement l’art comme une entité séparée du monde.
L’art qui devient avec le monde n’est pas ici ou là vis-à-vis du monde. Il ne représente pas le monde, il ne le reproduit pas, il contribue à le produire. L’art est à la fois produit et producteur du monde parce qu’il est à la fois autonome et social (Theodor Adorno). Pratique autonome, il n’est pas soumis à la logique représentative ; pratique de part en part sociale, il est sensible au cours et aux soubresauts du monde. A la fois autonomes et sociales, les œuvres résonnent avec le monde à leur manière, celle de l’art.

Pour mesurer la façon dont les œuvres contemporaines résonnent, la très riche scène artistique d’Europe du sud-est (Balkans, ex-Yougoslavie) des dernières années est un excellent terrain d’observation.
Sur le plan des matériaux les différences avec la scène d’Europe occidentale sont faibles, c’est plutôt sur les problématiques artistiques qu’elles se situent, et cela en raison des tensions et des tragédies actuelles ou récentes, en tous cas toujours vives, qui confèrent à la région une intensité extrême. C’est précisément l’intensité, jusqu’à la présence sourde de l’horreur, qui caractérise la plupart des œuvres, même si cette intensité est souvent contenue dans les plis des problématiques artistiques et des recherches formelles.

Alors qu’en Occident l’art est depuis près de deux décennies submergé par une vague molle de banal, d’ordinaire, de vide, ou d’intime, l’art du sud-est de l’Europe est, lui, traversé par les grands phénomènes collectifs qui hantent la région : l’exode, l’épuration ethnique, les frontières, l’identité nationale, l’autodétermination, le génocide et les réfugiés, la démocratie, les rémanences du socialisme, le pouvoir des institutions internationales, la politique et la vie privée, la culpabilité, le nouveau pacte social, etc.
L’art occidental n’est cependant pas moins politique que celui d’Europe du sud-est, il l’est différemment.

Que les grandes questions collectives prévalent dans l’art d’Europe du sud-est ne signifie pas que l’individu soit absent des œuvres, cela n’exclut pas même qu’il en soit le centre, cela indique qu’il est inscrit dans un devenir social.
La proximité avec l’histoire vive et ses paroxysmes confère aux œuvres de la région la singularité de se situer toujours entre l’art et la politique, d’avoir à compter l’histoire parmi leurs matériaux.
Cette posture entre art et politique se distingue évidemment de l’apolitisme longtemps revendiqué par le modernisme et les différents formalismes occidentaux. Elle se distingue également du réalisme socialiste d’hier dont la fonction était de louanger le régime d’une façon plus proche de la communication que de l’art.

Nombre d’artistes d’Europe du sud-est font de l’art politiquement, non pas au sens où ils se feraient les porte-parole d’une cause avec ses slogans et ses solutions, mais dans la mesure où ils mettent en œuvres des questions qui engagent directement les devenirs de la région. Les enjeux de vie sont si forts que faire de l’art vivant revient presque inévitablement à faire de l’art politiquement — pas nécessairement de l’art engagé.

Cette façon pour les œuvres d’être en prise directe avec la politique — de se situer toujours au carrefour des affaires privées, de la politique et de l’art — produit un art rebelle à la domination artistique elle-même. Quelque chose s’invente donc là qui remet en cause avec plus ou moins d’impétuosité les valeurs, les équilibres et les partages de l’art dominant ; quelque chose de bouleversant pour l’art et les formes établis : de nouvelles formes, de nouvelles intensités, de nouvelles significations, de nouvelles visibilités.

Tel est bien l’enjeu artistique des zones intenses du monde : leur intensité extra-artistique est-elle de nature à ouvrir les formes artistiques, à arracher de nouveaux paradigmes artistiques à l’art, à faire naître de nouvelles expressivités ?
N’est-ce pas, du côté de l’Occident, un déficit d’intensité qui sépare l’art et le monde et leur empêche de devenir ensemble.

André Rouillé.

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Vue partielle de l’exposition « La Partie continue (2) » au Crédac : Anselm Reyle, Reuse, 2000. Objet trouvé, néon 210 x 57 cm & Mathieu Mercier, Sans titre, 2003 Granit. 160 x 240 cm (chaque). Photo : André Morin, Courtesy Crédac, courtesy galerie Giti Nourbakhsch, Berlin; courtesy galerie Chez Valentin, Paris.

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