ART | CRITIQUE

Comment dire…

PAnne Lehut
@07 Mar 2011

La galerie Alain Gutharc réunit huit artistes autour de l’écriture: celle qu’on calligraphie, celle que l’on efface, celle qui raconte, celle qu’on (ou qui nous) manipule…

«Comment dire…»: c’est un très joli titre pour une exposition dans laquelle les arts plastiques interrogent le langage. Cela nous renvoie à un paradoxe, celui auquel se heurte tout historien de l’art, tout critique: comment parler, avec des mots, d’un travail qui, précisément, choisit pour son expression des moyens autres que ces mots, des moyens plastiques? Autrement dit, comment mettre des mots sur ce qui a justement choisi de s’en passer?

L’exposition débute par un Mouvement d’Henri Michaux, qui a mené de front l’écriture, la peinture et le dessin. Ce Mouvement, réalisé à l’encre vers 1950, est une de ces expériences graphiques, dans laquelle la calligraphie se fait art (ce qui est une évidence dans certaines cultures, chinoise notamment). De là découle toute une série d’interrogations sur les signes, leur sens (ou non-sens). Les œuvres présentées participent toutes de façon très différente à ces questionnements. L’écriture même, en tant que telle, est parfois absente. C’est alors le langage qui devient objet, sujet.

Aucun des artistes choisis n’a participé à un mouvement directement lié au langage, comme ont pu l’être le lettrisme, ou la poésie sonore. La façon qu’ont pourtant les œuvres de se répondre démontre la pertinence du choix de ce thème.

Les mots et leur disparition: avec Sans titre (paysage), Estefania Penafiel-Loaiza montre une vidéo dont la simplicité est aussi grande que sa force. Une main munie d’un stylo repasse sur les lettres d’une phrase. Au lieu de former des mots, le stylo les efface. Il y a ici une forme de tautologie, puisque la phrase n’est autre que «L’horizon d’abord disparaît»…

Hollywood de Charles Lopez traite également de disparition. Sur ce petit tirage photographique représentant les fameuses collines de Los Angeles, pas de lettres blanches. Le lieu emblématique du cinéma américain redevient pur paysage naturel, par la simple disparition de neuf lettres. La manipulation des mots et des images semble si facile à opérer que la beauté de ces deux œuvres devient inquiétante.

Sans aucun doute, Miri Segal propose une autre version de cette manipulation dont nous sommes victimes. Don’t Be Evil joue sur les codes de l’écriture et de sa mise en forme. La lecture (au sens propre) de la phrase qui constitue l’œuvre («Don’t be evil») est parasitée. Car avant même de déchiffrer les mots, c’est Google que vous voyez puisque la jeune artiste israélienne reprend la police et les couleurs du fameux moteur de recherche. Elle pointe ce qui ressemble bien à une forme de dépendance à un modèle. Ces mots un peu inquiétants passent par un véritable filtre, qui en altère complètement la portée.

L’exposition présente également un néon de Claude Lévêque: Jouez. Comme toujours, l’écriture y est fragile, tremblante. L’injonction, tirée d’un langage quotidien, prend une drôle de tournure. Du simple décalage entre une graphie et le sens d’un mot naît une sorte de malaise, renforcé par l’aspect très coloré du néon, façon de nous forcer à un jeu qui ne paraît plus du tout amusant.

La présence d’Antoinette Ohannessian dans cette exposition semble une évidence, tant son travail se nourrit du langage. Dans Cartel, elle pose sur des plaques qui font penser aux plaques des docteurs des sortes de descriptions qui nous renvoient à ce que nous sommes en train de faire («Homme lisant à hauteur d’homme», par exemple). Ce n’est pas sans un certain vertige que nous «lisons» ce travail, dans lequel le langage le plus ordinaire nous dicte une posture physique («Homme tête baissée»), à moins qu’il ne la décrive. Le regard lui-même dicte l’écriture.

Joël Bartoloméo, dans Little White Snow (video), nous parle, directement. Le langage, cette fois, est oral. Comme souvent, son visage est cadré en gros plan, dans son appartement. Sur fond d’une musique de Léonard Cohen, il nous propose un discours presque chuchoté, dans lequel Blanche-Neige se prend pour le Petit Prince, avant de croiser la Chèvre de Monsieur Seguin. Que nous racontent finalement ces contes, ici complètement déformés?

On pourra voir également une œuvre de Jean-Luc Verna qui propose encore une autre forme d’écriture (avec le tatouage). Mais c’est ici un «dessin» (transfert sur papier) qui est présenté (Une reine).

L’exposition «Comment dire…» aborde un thème (trop?) ambitieux. Il est vrai qu’un nombre incroyable d’œuvres entretiennent de près ou de loin un rapport avec l’écriture, le langage. La présente sélection aborde la question sous des aspects divers, avec le mérite de présenter des Å“uvres de grande qualité.

— Joël Bartoloméo, The little white snow, 2006. Vidéo. 5 min 29 sec
— Claude Lévêque, Jouez !, 2009. Néons multicolores, 50 x 100 cm
— Charles Lopez, D’ailleurs, on ne bluffe pas avec un soleil, 2005. Néons. 350 cm
— Antoinette Ohannessian, Cartel, 2010. Gravure, plastique. 17,4 x 25,4 cm
— Estefania Peñafiel-Loaiza, Sans titre (paysage), 2008. Vidéo. 1 min 55 sec
— Jean-Luc Verna, Une reine, 2008. Transfert sur papier rehaussé de crayons de couleur. 33,7 x 49 cm (non encadrée) / 42,3 x 57,2 cm (encadrée)

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