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Comme si de rien n’était

PAndré Rouillé

A Paris, la saison artistique s’est ouverte le week end dernier sous un doux soleil de septembre. Dans les alentours des galeries les rues ont été animées jusqu’à tard dans la soirée, et les expositions très fréquentées. On éprouvait un certain plaisir à retrouver les lieux que l’on avait délaissés durant plusieurs semaines, et à rencontrer à nouveau les amis et connaissances, les figures connues, plus ou moins proches, de la petite communauté des amateurs d’art contemporain. Comme si le plaisir esthétique éprouvé au contact des œuvres se mêlait à la discrète satisfaction d’un partage.

A Paris, la saison artistique s’est ouverte le week end dernier sous un doux soleil de septembre. Dans les alentours des galeries les rues ont été animées jusqu’à tard dans la soirée, et les expositions très fréquentées. On éprouvait un certain plaisir à retrouver les lieux que l’on avait délaissés durant plusieurs semaines, et à rencontrer à nouveau les amis et connaissances, les figures connues, plus ou moins proches, de la petite communauté des amateurs d’art contemporain. Comme si le plaisir esthétique éprouvé au contact des œuvres se mêlait à la discrète satisfaction d’un partage. Comme si, également, on était rassuré de constater qu’apparemment rien n’avait vraiment changé, d’autant plus que les changements les plus tangibles — tels que l’ouverture de plusieurs galeries d’aspect luxueux et la création rendue publique de plusieurs grands complexes d’art en périphérie de Paris —, attestaient d’une insolente santé du milieu. En somme, la petite mécanique de l’art contemporain se remettait en route, comme si de rien n’était.

Pourtant le décor charmant de cette scène de l’art cache en France même une réalité beaucoup plus sombre. Si les galeries se côtoient, les disparités entre elles sont chaque jour de plus en plus grandes, accrues par la mondialisation du marché qui contraint les galeristes à sillonner à grands frais la planète pour prendre part aux foires internationales. Dans cette situation, seules les plus grosses tirent leur épingle du jeu avec les salles de ventes et les foires — au détriment de l’art, de la création, et du travail assidu et difficile qu’ont longtemps accompli les galeristes aux côtés de «leurs» artistes.

Comme si de rien n’était, on assiste à l’extinction de ce fonctionnement de l’art et du marché sous l’effet de l’accélération forte de ce processus à la fois sourd et déjà très avancé de réduction de l’art à son strict état de marchandise. Donc à la contamination du monde de l’art par les travers les plus outrés — et artistiquement hétéronomes — de l’économie capitaliste: la spéculation à outrance, la concurrence effrénée, la dictature de la valeur marchande sur la valeur esthétique, mais aussi une précarisation inouïe des artistes et des travailleurs de l’art, notamment des jeunes diplômés des écoles d’art. Et cela, comme si de rien n’était, sur fond de recul continu de la présence de la France sur la scène artistique mondiale…

De plus en plus invisible, la France semble insensiblement, comme si de rien n’était, aussi devenir aveugle aux grands événements qui agitent, dans la périphérie du marché, la scène mondiale de l’art. Comme si l’art, soumis à l’autisme mercantiliste du marché, avait oublié la puissance politique de l’esthétique. Rares ont en effet été les soutiens de la scène artistique française — à l’exception notable de celui de la ministre de la Culture — en faveur des trois jeunes femmes de Pussy Riot frappées par le pouvoir pour avoir fait depuis Moscou au monde endolori de l’art-marchandise une belle démonstration pratique de la force politique de l’esthétique.

Tandis qu’en Russie les Pussy Riot défiaient frontalement par leur audace esthétique les pouvoirs politique et religieux, et qu’elles étaient emprisonnées, soumises à des conditions de détention inacceptables, à un procès inique, et finalement condamnées, des événements bousculaient en d’autres points le monde de l’art.
En Tunisie, d’autres femmes-artistes subissaient, en tant que femmes et en tant qu’artistes, dans leurs Å“uvres et dans leurs corps, des assauts et des menaces de mort de la part de groupes religieux radicaux, et l’une d’entre elles, Nadia Jelassi, risque aujourd’hui cinq ans de prison au prétexte que son installation Celui qui n’a pas… profanait le sacré
Simultanément à ces actes de censure et de répression venus d’un autre monde, une autre femme avait à affronter la censure, mais cette fois-ci en France même, au château de Versailles, où a été refusée l’œuvre-installation de Joana Vasconcelos, A Noiva (La Fiancée). Une œuvre triplement de femme : créée par une femme, conçue autour d’une problématique de femme, et surtout faite de milliers de tampons périodiques, un matériau (politiquement) inadmissible au regard obtus du censeur (en l’occurrence une femme, la présidente du domaine de Versailles…).

Mais comme si de rien n’était, loin des flonflons des foires internationales d’art et de la débauche spéculative des salles de vente, où l’esthétique et le sens sont balayés par le souffle dévastateur du pur profit et de la basse politique, on voit poindre des actions et des œuvres en prise avec la réalité chaotique du monde, c’est-à-dire des œuvres esthétiquement politiques. Des formes toujours fragiles, singulières et risquées, mais finalement récurrentes et cumulatives, de résistance.
Et chose remarquable: ces œuvres et ces actions esthétiques sont largement dues à des femmes qui se servent souvent de leur corps comme d’un matériau.

En ces temps de désorientation du monde, de dérégulation généralisée et de redéfinition des formes de lutte et de résistance, les femmes sont les plus frappées — en tant que genre, mères, citoyennes et travailleuses —, et souvent les plus conscientes et les plus réactives.
Premières cibles des assauts du pouvoir, de tous les pouvoirs — économiques, politiques, religieux, masculins, médiatiques —, qui sont toujours des pouvoirs d’agir sur les corps, nombre de femmes-artistes, comme si de rien n’était, résistent par leur art et par leur corps. Elles opposent artistiquement leur corps à la force abrupte du pouvoir: contre l’autocratie en Russie (Pussy Riot), ou contre les islamistes radicaux en Tunisie (Printemps des arts).
Ou encore, comme l’artiste israélienne Sigalit Landau qui a réalisé une vidéo-performance Barbed Hula (2001) où elle apparaît nue sur une plage au sud de Tel Aviv en train de faire du hula hoop: non pas un hula hoop en plastique lisse comme celui des enfants, mais en fil de fer barbelé, hérissé de pics de métal. Si bien que ses déhanchements lascifs impriment sur sa peau dénudée autant de blessures clamant que la frontière que se disputent sans merci les peuples d’Israël et de Palestine est inscrite comme une ligne de douleur et de sang dans les corps.

Comme si de rien n’était, ces menus actes de résistance artistique à l’arrogance et la brutalité des pouvoirs chancelants d’un monde à la dérive, tracent des voies et dessinent des modes d’action bien au-delà du petit monde de l’art. Ainsi, de Kiev à Wall Street, les femmes du mouvement Occupy manifestent torse nu, à fleur de corps, contre le pouvoir de la finance internationale, sous des formes inspirées de performances artistiques. Des femmes, des corps, de l’art, de la résistance. Comme si de rien n’était.

André Rouillé.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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