PHOTO | CRITIQUE

Commandes photographiques du groupe Lhoist

PMuriel Denet
@01 Fév 2002

Les commandes photographiques du groupe industriel Lhoist, spécialisé dans l’exploitation de la chaux : entre qualité documentaire et plastique, démarche artistique, et communication d’entreprise.

Le groupe industriel  Lhoist, dont les principales activités concernent l’exploitation de la chaux, a décidé au début des années quatre-vingt-dix de collectionner de l’art contemporain, à des fins de communication interne. Les œuvres photographiques ont été nettement privilégiées, et, rapidement, une politique de commandes, à des artistes et des photographes, est instaurée. Ce sont les travaux de six d’entre eux, produits dans ce cadre, qui sont exposés au Centre national de la photographie.

Pendant dix années, Bernd et Hilla Becher ont photographié les fours à chaux, et les installations d’extraction, du groupe, selon le protocole rigoureux qui est le leur depuis la fin des années cinquante — noir et blanc, frontalité et léger surplomb du point de vue, netteté totale alliée à la haute définition du grand format, lumière homogène et ciel uniforme. Un ensemble important de ce travail, organisé en diptyques ou en séries matricielles, et réparti dans quatre salles, est présenté, ponctué par les Six arbres de légende, de Rodney Graham. Arbres ancestraux, inscrits dans le cycle immuable des saisons, ils sont renversés — branches et ramifications transmutées en racines plongées dans un ciel nourricier — dans de grands tableaux en couleurs qui font figure de contre-points végétaux aux érections minéralisées des sculptures anonymes, et fonctionnelles, collectées par le couple d’artistes, et dont le sort est lié, lui, au cycle de l’efficacité industrielle.

Joseph Koudelka, poursuivant une investigation visuelle des paysages industriels et post-industriels initiée lors de la Mission photographique de la DATAR au début des années 80, a réalisé une série de panoramas dans les carrières de pierre à chaux. De dimensions modestes, et dans une palette noir et blanc riche et veloutée qui sature l’image, les cadres s’attachent à découper le territoire bouleversé de l’exploitation minière, selon des angles improbables, brouillant souvent toute notion d’échelle, pour en extraire des paysages lunaires ou géométriques, où la préciosité du motif, confinant parfois à l’abstraction, l’emporte sur la valeur documentaire.

Documenter — décrire au mieux — une usine implantée dans le désert des environs de Las Vegas, autant que le permet une vingtaine d’images, accompagnées de légendes factuelles et concises, tel était le projet de Roy Arden. Ici se juxtaposent des points de vues complémentaires qui montrent l’intégration de l’usine dans son environnement ; des panoramas en plusieurs lais déroulent la structure de l’installation industrielle ; des photos de détails (pierres à chaux, cartons d’emballage, sacs de sulfate, engin perforateur, poussière que l’on essuie en fin de journée sur la voiture, etc.), et le portrait en pied du directeur goguenard devant son usine, complètent le reportage. Loin du clinquant des photos de rapport annuel, ici tout n’est que poussière, une blancheur surexposée sous la lumière aveuglante du désert qui souligne les détails, finement dessinés par l’acuité de la définition du grand format.

C’est à Elliott Erwitt qu’incombait la tâche de représenter l’élément humain de cette réalité industrielle. Suivant un protocole constant — en pied, dans une pose choisie par le modèle dans le cadre de son poste de travail, et en noir et blanc —, il nous présente les travailleurs d’une usine d’Alabama qui, les mains sur les hanches, toisent fièrement l’objectif, qui les grandit dans une contre-plongée parfois exacerbée.

Pour conclure, et se remémorer un état antérieur, un triptyque de grands formats carrés de Jan Henle paysage une colline vierge de toute agression humaine, ainsi que de toute végétation viable. Sans horizon, le cadre est totalement minéral, des pierres plates se détachent de la roche, s’entassent en équilibres chaotiques, fruits du concassage naturel de l’érosion, à l’échelle d’un temps sans commune mesure avec celui du cycle industriel.

Tous les états de l’outil de production, et de son impact sur l’environnement, sont ainsi mis en perspective par l’assemblage de différentes facettes, chacune façonnée par la démarche propre des artistes. Cette cohérence documentaire, servie, il est vrai, par un accrochage élégant autant qu’efficace, étonne presque, et l’on est en droit de se demander dans quelle mesure les commandes, passées par le groupe propriétaire de cet outil, n’ont pas informé les images produites.

La réponse est sans doute complexe, et différente selon l’artiste et la démarche. Les Becher, par exemple, ont trouvé là l’opportunité de continuer de façon plus aisée, matériellement et logistiquement, leur inventaire des architectures industrielles, en quoi réside le projet même de leur œuvre. Mais Koudelka, qui traquait précédemment les dégâts causés par une industrie insoucieuse de l’environnement, à l’est de l’Europe, en des images qui révélaient des bouleversements chaotiques, n’a-t-il pas succombé au maniérisme en ciselant des joyaux dans des paysages mis sens dessus dessous par leur exploitation rationnelle. Lucide, Roy Arden pose la question cruciale : ses images sont-elles de l’art ? Une œuvre aujourd’hui — cela n’a pas toujours était le cas — n’est-elle pas en effet d’abord informée par la posture de l’artiste, qui décide de son projet, qui invente sa commande ? La question est ouverte. Reste que l’ensemble exposé ici propose une belle et riche documentation visuelle, que ne lézarde aucune dissonance critique.

Bernd & Hilla Becher
— 47 photographies de la série des Fours à chaux, 1991-2001.
— 9 photographies de la série des Silos à charbon, 1990.
Tirages noir et blanc. 24 x 30cm à 40 x 50cm. (Présentés en séries de 2 à 18 photos, légendés par le nom de la ville, du pays).

Rodney Graham
Six arbres de légendes (environ 220 x 160cm chaque) :
— L’Arbre de la révolution, 1993. Bourlémont. Couleur.
— L’Arbre de Doyon, 1993. Doyon. Couleur.
— L’Arbre de Charlemagne, 1992. Liernu. Couleur.
— L’Arbre de Napoléon, 1993. Marbais. Noir et blanc.
— L’Arbre des pilotes, 1993. Hoyoux. Couleur.
— L’Arbre des soldats, 1993. Ohey. Couleur.

Joseph Koudelka
15 photographies, 18x50cm.
4 photographies, 50×18 cm.
Noir et blanc, légendées : ville, pays.

Roy Arden
—Chemical Apex, 1998. Série de 20 photo couleur. 30 x24 cm à 20 x 70cm pour les vues panoramiques.

Elliott Erwitt
—Alabama. Série de 24 photo noir et blanc. 50 x 40cm.

Jan Henle
Abbey Hill, 2001. Triptyque de photo noir et blanc. 160 x 160 cm chaque.

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