DANSE | INTERVIEW

Claudia Triozzi

Danseuse-interpète avant de devenir chorégraphe-chanteuse, Claudia Triozzi poursuit son travail d’une rare exigence et nous convie à assister à une pensée en acte dans son jaillissement même. Elle explore les connexions possibles entres corps et matières, écriture, performance et représentation, dans un objet artistique à l’état brut: Pour une thèse vivante.

Smaranda Olcèse-Trifan. Votre nouvelle création, présentée dans le cadre du festival Les (in)accoutumés s’appelle Pour une Thèse vivante. Pourquoi une thèse? Et d’amblé vivante?
Claudia Triozzi. La question de l’écriture, du corps de la thèse, a surgi en réaction à l’arrivée du master dans les écoles d’art et dans les formations en danse, dans les centres chorégraphiques. La théorie semble devenir une obligation dans les métiers de l’art, et, compte tenu mon niveau d’études, j’ai un Bac +5, ce que je pourrais faire par la suite ce serait une thèse!
Le projet est commencé dans une perspective critique à l’égard de cette obligation, mais cela ne veut pas dire que je suis contre l’écriture. Tout de même, si je m’inscris dans un laboratoire de recherche universitaire pour faire une thèse, chose que j’aimerais bien faire, celle-ci ne suivrait guère la logique et le format des thèses aujourd’hui en arts. Je me suis rendue compte que les processus de travail qui accompagnent chacune de mes créations font partie d’une recherche que je mène depuis quinze ans, et c’est ce que je rétorque à Sophie Delpeux quand elle me parle dans la pièce de ses cinq années de recherche pour sa thèse.
La question se situe à ce niveau là: pourquoi la pratique ne pourrait être déjà une base importante dans une thèse en arts? pourquoi elle ne serait pas assimilée, d’une certaine manière, à de la recherche?

C’est une réflexion qui ne veut pas mettre de côté l’écriture. Les invitations que j’adresse à des théoriciens et à des praticiens s’inscrivent dans cette recherche que je ne veux pas laisser évoluer vers la conférence, j’essaie de faire en sorte que leur pratique et la mienne puissent se confondre. Je tente une expérience qui va vers la pratique. Je reste une personne attirée tout d’abord par l’objet artistique, le non-savoir de ce que les gestes et l’action sont en train de fabriquer. Donc expliciter n’est pas si évident pour moi. Dans cette nouvelle création je m’engage dans une démarche plus réflexive, qui tente de les expliquer, et pour l’instant cette contradiction me pose encore des problèmes. Je voudrais que cette forme réflexive soit aussi empreinte de la créativité. Je n’ai pas encore atteint cet objectif, mais la perspective serait de faire de cette recherche un prétexte pour ouvrir mon regard à la création.

Parlez nous de vos collaborateurs et invités.
Claudia Triozzi. La pièce commence à voyager un peu. Pourtant je ne veux pas construire une troupe ou une compagnie, parce que cela entrainerait une démarche de réinterprétation. Et la réinterprétation c’est exactement ce que je voudrais éviter. D’ailleurs cela me pose problème parce que je suis, malgré tout, en train de réinterpréter chaque soir. Alors que j’aimerais approcher la pièce chaque soir comme une personne différente, me laisser surprise, mais c’est difficile…

Du coup vous essayez de provoquer vos invités, les faire vous amener sur des sentiers inexplorés?
Claudia Triozzi. J’essaie de les questionner chaque fois d’une manière différente et j’apprécie quand le dialogue n’est pas le même qu’à la veille: d’autres mots surgissent, d’autres considérations, des échanges différents s’engagent. Et cela peut se produire aussi parce que chaque soir je fais appel à un autre boucher. Il est important que La Thèse vivante n’entre pas dans une dynamique de répétition. Nous devons nous garder de répéter toujours une même pièce.

Vos invités ont donc une certaine marge de liberté?
Claudia Triozzi. Oui, ils ont une marge de liberté et, pour l’instant, la difficulté du projet est de faire ainsi que cette liberté soit encore plus importante. Certes, leur façon de s’approprier l’expérience me fait réfléchir: je pense que la place que je leur donne est assez difficile à tenir. Je n’ai peut être pas encore trouvé la juste définition ni de leur place, ni de la mienne, et dans ces circonstances il est probablement difficile de se sentir à l’aise. Mais ce qui est sûr, cette expérience renouvelée à la Ménagerie de verre cinq soirs de suite, me donne de la matière à questions. Nous avons commencé le projet au Musée de la danse à Rennes, où nous l’avons joué une seule fois. L’objet était encore un peu éphémère, nous ne savions pas trop quelle tournure il allait prendre. Et dans un sens, il faudrait que ça le reste encore, éphémère. C’est difficile, mais il faudrait qu’il garde cette qualité d’étonnement et de surprise, qu’il ne soit pas figé.

Quel terme serait le plus approprié pour décrire la forme qui est en train d’émerger ? Je parlerais de laboratoire dans le sens que cela nous permet d’assister à une pensée en acte où l’on retrouve la question du rapport de la performance à la représentation.
Claudia Triozzi. La vision de l’objet artistique, que j’ai pu mettre en œuvre à travers mes créations, se refuse à l’explicitation alors que dans ce nouveau projet il s’agit de dire les choses, d’activer des connexions entre les objets, les invités et moi, trouver des liens qui des fois se font malgré moi ; peut être le public les voit plus que moi, placée comme je le suis à l’intérieur. Le paradoxe est que je dois accepter cette démarche, accepter qu’il faut que je parle, accepter cette parole et donc pour la chercher, la faire émerger, il faut que je questionne autour de moi.

Arnaud Labelle Rojoux, par exemple, est à la fois performeur et théoricien. Il a une écriture qui m’intéresse parce qu’elle embrasse une double posture: celle de l’artiste qui écrit. Il me propose des textes par rapport à ce qu’il voit dans mes pièces. Par contre je ne voudrais pas qu’on parle de moi de façon directe, que cela devienne trop descriptif.
A ce point des représentations, il faudrait que les invités amènent des nouvelles matières et propositions. Les éléments ne doivent pas se fixer de manière définitive.
Pour un thèse vivante est un projet qui revendique une certaine fragilité, il prend le risque de se faire au moment même de la représentation et pourtant nous avons besoin de passer du temps ensemble, de se voir, de discuter. Tout cela est essentiel pour qu’une certaine complicité s’installe. Et du coup l’économie du spectacle vivant nous rattrape: même s’il s’agit d’un groupe de recherche, on ne peut pas demander aux intervenants de travailler sans rémunération. C’est une question de plus à laquelle il faut réfléchir.

Qu’en est-il du corps de la thèse?
Claudia Triozzi. Le boucher se retrouve au centre de l’attention parce que Pour une Thèse vivante pose tout d’abord la question du corps: l’animalité, le corps de l’âne, mon corps, le corps du modèle, le corps des personnes qui exercent leur métier, le corps du chant, le corps du spectacle et le corps du public aussi. Quand je vais de l’autre côté, dans les gradins, vers le public, je ne suis plus en train de jouer, je coupe vraiment avec la représentation, et c’est ce type d’expérience qui m’intéresse, même si elle n’est pas encore évidente. Je lâche prise, je me donne comme but de le faire et pourtant c’est encore moi qui orchestre le tout. Je voudrais, au fur et à mesure, presque m’éclipser, je ne sais pas… c’est encore à chercher dans ce sens.
D’une part, cela m’ennuie de parler, parce que je préfère des choses plus énigmatiques, par exemple, le tableau de la fin avec le poster des femmes et la sculpture de viande. Ce sont des moments comme celui-ci que je préfère à la parole directe, mais dans ce projet il faut mobiliser les deux, et cela me déstabilise. A la fois, je me sens moins en représentation, même si je suis présente sur le plateau sur toute la durée de la pièce, je vis ce moment sur un autre mode. Par exemple, hier, le jour de la deuxième, j’ai oublié un passage! Alors que dans mes autres pièces, où je suis interprète, cela ne m’arrive jamais! Dans la Thèse vivante, qui prend forme au fur et à mesure qu’elle se fait, je laisse de côté involontairement certaines choses, mais peut être cet oubli veut aussi dire qu’elles ne sont pas si nécessaires. Ce que j’éprouve, cette expérience de l’oubli heureux m’intéresse beaucoup. Je pense que je touche ici à une vraie question à creuser dans le cadre d’une thèse.

Ce que vous dites rejoint d’une certaine manière ce que disait Esther Ferrer dans l’entretien que vous avez réalisé avec elle, projeté pendant la pièce: donner sa place à l’accident, qui puisse ouvrir vers d’autres possibles…
Claudia Triozzi. Oui, c’est vrai! Peut être que ce nouveau format est plus proche de l’action et du performatif. J’ai effectivement ressenti que l’accident, l’imprévu, peut arriver et c’est un sentiment que je n’avais pas encore éprouvé dans mes créations antérieures.

Est-ce qu’on pourrait parler d’un tournant dans votre façon de travailler?
Claudia Triozzi. Je pense que c’est surtout la spécificité du projet lié à la recherche qui demande d’autres façons de faire. Peut être parallèlement je vais continuer à faire des pièces vraiment écrites, qui répondent plus à ma vision de l’objet artistique. C’est une question que je me la pose et elle reste ouverte.
En tout cas, cela marque déjà un passage vers une ouverture du plateau à d’autres présences. J’ai toujours fait des soli. Dans ce nouveau projet, je tente d’établir des connexions avec les invités, initier des échanges, même si par moments cela se limite encore à partager seulement un même espace. Pour cette Thèse vivante je voulais également convier les matières qui m’ont inspirée, qui ont donné vie à certaines de mes pièces. Car pour moi l’enjeu d’une thèse serait d’analyser mon travail à travers les matériaux qui m’ont motivée pour faire des pièces.

Pour une thèse vivante amène donc sur le plateau tout ce que vous drainez dans votre travail depuis une quinzaine d’années.
Claudia Triozzi. Je matérialise sur le plateau tout ce qui a été à l’époque source de pensée, d’action même, parce que cela donnait lieu à des pièces. Ainsi va-t-il d’un extrait de Dolled up, de 1999, concernant la recherche d’un métier, de la tôle à voix des frères Basquet, que j’utilisais dans Ni vu ni connu, une création de 2010 ou de la présence animale que j’approchais déjà dans Idéal, une proposition dans le cadre du festival Plastique danse flore 2011. Je questionne également l’auto-représentation. Mais je souhaite que de cette recherche émergent d’autres matériaux qui appartiendront à la thèse. Je voudrais progressivement délaisser les éléments qui font signe vers mes autres pièces pour faire place à ces nouveaux matériaux.

Vous vous êtes déjà penchée sur des représentations de la féminité, notamment dans votre création Stand, en 2004. Pour la Thèse vivante vous conviez, par le biais du diaporama et de l’entretien audio, ce groupe de femmes d’un certain âge.
Claudia Triozzi. J’ai voulu partir de l’habit de la danse: le body. On a toutes mis un body à un moment donné de notre vie, parce qu’on s’est retrouvé jeune ou peut être déjà adulte à tenter des cours de danse ou de gymnastique ou d’athlétisme. Cet habit fait pour moi référence à des expériences du corps qu’on a tous vécu. Cela parle aussi du vieillissement parce que peut-être moi aussi je le ressens et c’est une façon de le partager. Il s’agit de femmes en pleine forme, mais libérées du certain souci de la représentation, et à travers elles je voulais découvrir les mots du corps qui change – le vague, c’est très beau! Et ces mots rebondissent sur d’autres expériences.

Parlons aussi de l’animal. La présence de l’ânesse met en perspective un nœud de significations, matérialise un point aveugle de la représentation.
Claudia Triozzi. J’ai reconsidéré l’animalité, l’animal, et je tente de tisser des connexions, sans pour autant rechercher un effet spectaculaire. Je ne veux pas le déplacer du naturel à l’artifice. Que ça soit le cheval dans Idéal ou Manon, l’ânesse, dans La Thèse vivante, il s’agit d’êtres avec lesquels il faut résonner, doués d’une sensibilité et une intelligence, une présence propres. Ils mobilisent un jeu d’affectes aussi. Nous partageons une situation et peut être Manon est tout aussi perdue que moi sur le plateau, même si c’est moi qui l’ai mise dans cette situation, je m’en reconnais assez. J’ai envie de lui dire je te comprends! Peut être c’est un jeu d’égal à égal.

Et ce cri de bataille que vous lancez à plusieurs reprises où l’on vous sent toute entière?
Claudia Triozzi. J’ai envie de me battre! Il signifie beaucoup de choses. Ce n’est pas simple de mettre ces choses en place. Cette recherche est d’une certaine manière à ses débuts. Il y va, et cela peut sembler un peu dramatique, de comment on vit l’avant et l’après de la représentation, des aller-retours incessants. Qu’est ce qu’il se passe une fois que la pièce est donné à voir? Je pense que tout cela fournit un énorme matériau de travail. C’est un cri de bataille, car je viens tout juste d’attaquer une grosse question qui pourrait se développer dans ce type de proposition, que je considère profondément distincte d’un spectacle: ce n’est pas le même type de démarche, cela ne demande pas la même façon de s’investir.

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