INTERVIEWS

Chourouk Hriech

Chourouk Hriech pratique toutes les formes du dessin, du papier au mural. Pour retranscrire sa vision du monde, elle a choisi exclusivement le noir et blanc. Elle s’entretient ici avec Nathalie Viot, à l’occasion de la publication d’une première monographie consacrée à son travail.

Nathalie Viot. Comment commences-tu pour tracer les premiers traits?
Chourouk Hriech. Dans mon appréhension de l’espace, il y a une forme de balayage du regard, une navigation physique et visuelle dans la ville. Je vais puiser des données diverses (architectures, ornements, végétaux, signalétiques, mots, personnages, histoires, etc) ou bien elles se révèlent à moi. Je pars peut-être avec une intention mais toujours à l’affut d’une surprise.
Une fois les données récoltées, dérushées et choisies, je commence par la ligne, le plan ou le sujet autour duquel va se ramifier toute la composition du dessin. Je cherche ce qui lui est le plus utile. Cela revient tout simplement à penser le chemin d’un point A à un point B avec certitude. En revanche, le chemin parcouru se cartographie au fur et à mesure, avec tous les doutes et toutes les ratures que cela engage.

Comment s’opère le tri parmi tout ce que tu vois, tout ce que tu amasses?
Chourouk Hriech. Tout dépend de l’intention de départ et de la nature du projet. Que ce soit pour un dessin ou pour une sculpture, je ne vais pas solliciter les mêmes outils, même si je pense un volume dans une optique d’équilibre similaire à celle d’un dessin. Il y a des choses que je mets de côté ou du moins que j’archive. Je les ai alors bien assimilées, visualisées, acquises. Ensuite, elles reposent. Enfin, arrivera le moment où je n’aurai même pas besoin de réfléchir: spontanément, elles ressortiront.

Il y a à la fois une forme d’instantanéité et une véritable lenteur.
Chourouk Hriech. Je pense que le temps du dessin est un temps lent. Il me semble qu’aujourd’hui, le monde est de plus en plus fâché avec le temps… Tout doit être toujours plus immédiat et tout disparaît aussi vite qu’apparu … Le dessin est à contre-courant de cette instantanéité. Il suit sereinement la course folle du monde, depuis les premiers hommes. Il sollicite une disponibilité du regard et de l’esprit. Il appelle la contemplation où les secondes mises bout à bout font des minutes, qui font des heures, qui font des jours …

J’ai découvert, en allant te voir travailler à la galerie à Paris, que tu faisais énormément de mouvements quand tu travaillais. Tu es dans la respiration, tu émets des sons proches du chant, qui t’accompagne toujours. Il y a un côté extrêmement physique dans la mise en œuvre de ton travail. Peux tu en parler? Y a–t-il un lien avec une idée de performance?
Chourouk Hriech. Cette mise en œuvre se traduit par plusieurs étapes: la première consiste simplement à avoir conscience de son corps. Cela est fondamental lorsque je tiens des positions longues pour des tracés, des répétitions de motifs ou des passages de masses sur la page ou au mur.
La seconde étape est la concentration. Le souffle, la respiration aident à un meilleur contrôle mental.
Enfin, le chant: il rythme tout simplement mon rapport au temps et à l’espace. Je le soupçonne même d’être le responsable de «la musicalité graphique» que certains remarquent souvent dans mes dessins.
Par ailleurs, j’ai une tendance à «a-géométriser» les éléments que j’aimerais assembler ou dessiner. Et oui, je ne suis pas un prodige des mathématiques! C’est se mouvoir dans l’a-géométrique, sur des contre-temps, tels des pas de danse s’accordant dans diverses combinaisons tant que l’équilibre demeure. Donc «idée de performance» pourquoi pas? Dans la mesure où ma pratique me place un temps donné dans un champ d’expérimentations physiques, tenant parfois du rituel.

J’ai découvert dans tes dessins que l’horizontalité, la verticalité, le centre sont des notions très présentes. Dans une de tes récentes expositions, le dessin à l’éventail et la femme qui joue, lutte et danse, ainsi que ta nouvelle série de dessins très géométriques sont construits autour d’un éclatement central très impressionnant. J’y ai vu une construction en croix.
Chourouk Hriech. Tu parles de La rose des vents et du Bruit du silence. La rose des vents est une représentation graphique de l’espace et des directions sous la forme d’une danseuse. Quant au Bruit du silence, ce sont des dessins qui revisitent des états physiques du temps difficilement «codifiables» car lus et entendus par chacun d’entre nous via différents vecteurs ou intensités. L’horizontalité et la verticalité induisent des possibles circulaires, au départ «une croix». Dans l’ordre des mouvements d’une boussole avec ces multiples directions.
Dans une de mes premières séries de dessins, Utopies des paysages, apparaissaient souvent des libellules. Elles avaient pour rôle de structurer, de rythmer l’ensemble. Ce qu’il y a de particulier dans la figure de la libellule, c’est son corps à la verticale, ses ailes à l’horizontale qui, une fois déployées, forment un arc sphérique. Une sphère se dessine, tout comme les représentions traditionnelles de la terre (avec ses tropiques). Il y a un dimensionnement du corps qui s’inscrit dans l’espace, une idée de globe.

La construction laisse beaucoup de place à l’architecture dans ton travail. D’organique, elle passe parfois à des objets proches de la science-fiction, comme des monolithes, des vaisseaux…
Chourouk Hriech. En tant qu’artiste qui dessine sur papier, sur bois, au mur ou au moyen d’assemblages en 3D, je cherche une mobilité extrême du sens. J’observe et retranscris sans cesse les aventures de mon chemin, tout en restant le témoin volontaire d’une fresque socio-historique créée par des improvisations urbaines ou des changements de saison. Mes pointes captent des fragments architecturaux, des temps de récit. Autant de «vocables» qui me permettent de continuer à chercher, à avancer dans ma grammaire graphique. Une influence aussi peut-être des comics, des mangas que j’adore. Ou encore, La tour, des Cités Obscures, de Schuiten et Peeters. Par exemple, une BD extraordinaire où toute l’architecture est en noir et blanc et lorsque le héros sort de sa tour, il tombe dans une guerre en couleurs. Il y aussi Les Eaux de Mortelune, Sin city de Franck Miller, Comès, etc.

Comme le son et la danse, ce n’est pas la couleur qu’on peut voir. Justement ton choix du noir et du blanc permet cela. Quelques mots sur ce choix?
Chourouk Hriech. Le choix du noir et du blanc est avant tout pour moi une question de graphisme et d’écriture. Mes dessins sont comme des cartes, une forme d’encéphalogramme kaléidoscopique. Ils se rapportent à la mémoire, à l’écriture du temps et de l’espace. La mémoire et le temps sont deux notions essentielles pour un dessinateur. La mémoire a à voir avec le passé et l’élaboration pour reconstruire ce passé collectif ou individuel (soit l’histoire). Elle met en jeu une élaboration mentale complexe qui a à voir avec «le temps et le moi». En considérant le temps et le moi comme deux des espaces possibles d’élaboration de la pensée, j’aborde mon travail comme une recherche mythographique et spatio-graphique autour du phantasme et du monde réel.

La Ville de Paris t’a passé une commande de plus de 48 dessins pour le tramway. Parmi les dessins que tu as déjà livrés, je pense à un dessin où deux pans d’une tente sont écartés: tu dessines ce que peuvent voir ceux qui vivent à l’intérieur. Ce dessin m’obsède: tu nous parles de ceux qui sont en conditions précaires, de la façon dont on observe l’autre.
Chourouk Hriech. Ce dessin est le Chemin 5, tendre à tendre des tentes. Il correspond à un moment particulier du chantier, en novembre-décembre 2009. Paris grise et pluvieuse, les ouvriers travaillaient sous terre entre Porte de Bagnolet et Porte des Lilas. Le long des trottoirs, s’étaient montées des tentes igloos avec différentes pancartes: «Régularisations des travailleurs sans papiers», «Contre l’exploitation de la misère», «Nous ne voulons pas d’une république bananière!». Entre lueurs de lampes frontales, boue, métal et hommes bafoués, ce décor XIXe me projetait dans Germinal. Je me suis alors demandée: comment représenter ce sentiment, ce ressenti sans être vindicative ou naïve?
C’est ainsi que la solution m’est apparue au cœur même de mon dessin. J’ai opté pour une retranscription identique du point de vue physique de ces hommes du moment. J’ai donc traité cette série de 3 dessins en négatif, avec le blanc du papier laissé vide pour révéler le tracé. La solution à cette narration se trouvait dans l’inversement du point de vue des sujets jusqu’à son traitement graphique, ne séparant pas le fond de la forme.

Les voyages, notamment ta rencontre avec la Chine?
Chourouk Hriech. Avant tout, j’avais bien conscience d’une grande complexité de fonctionnement sociétal. En effet, il se dégage une dichotomie flagrante entre une forme d’archaïsme et de modernité en Chine. Je traite souvent ce paradoxe dans mon travail et je l’appelle «le royaume des contraires».
La modernité est évoquée ici dans le sens de «mouvement». En ce qui concerne le mot «archaïsme», je le préfère au mot «tradition» plus communément utilisé pour définir la Chine. En effet, le terme «archaïsme» suppose une dimension primitive des choses. «Primitif» utilisé ici dans l’unique sens de «rudimentaire». Rudimentaire me renvoie à «initial et simple».
D’autre part, cette dimension «archaïque» est présente dans mon travail, non pas dans le sens péjoratif de «peu évolué», mais plutôt dans une idée d’équilibre instinctif. Dans mes dessins, la composition s’organise plan par plan tout en laissant une part belle à l’improvisation. Et parfois, involontairement, lors d’une réalisation en état d’urgence — par exemple, lorsque je suis perchée sur une échelle inconfortable à 3m du sol pour réaliser un Wall Drawing — ou face à des ratures inopinée, je cherche tout naturellement le centre, mon centre, le point du milieu m’amenant à l’équilibre.
Par ailleurs, les liens entre le Chine et le Maroc sont issus de mon imaginaire, mais en partie seulement. La présence historique française a existé au Maroc comme en Chine, par l’intermédiaire du protectorat ou des comptoirs.
La mutation socio-économique de la Chine en un pays émergent n’est pas sans conséquences. Selon les régions du monde, il y a bien sûr des particularismes. Cependant, en règle générale, partout à travers le monde, les schémas d’évolution des sociétés sont les mêmes dès que celles-ci ont accès à la «modernité» (technologies, loisirs, etc).
À tout cela on peut ajouter une donnée supplémentaire: l’hégémonie de la culture occidentale, pour ne pas dire américaine. Ainsi tous les pays subissent le même sort: pollutions, «méga-bidonvilles», pertes de liaisons et de repères. «La grande rationalisation du monde» de Weber continue sa route prés d’un siècle-et-demi après sa conception intellectuelle.
Sur les murs du musée de Shanghai, j’ai dessiné des cerfs-volants, qui renvoient à une activité millénaire en Chine. Celle-ci combine savoir-faire et réflexion, contemplation et dextérité, divertissement et partage. Selon une vieille légende populaire chinoise, afin de chasser les mauvais esprits, la malchance ou la fatalité, les hommes lançaient un cerf-volant au vent. Cerf-volant se dit «fengzheng» en Chine, ce qui signifie «Zheng  à vent». Le «Zheng» est un instrument à cordes. Que les routes soient verticales, horizontales ou qu’elles prennent tout les sens du vent, j’ai tenté de commencer à écrire la partition d’une chorégraphie céleste, au pays du souffle de la calligraphie.

Extrait de la monographie de Chourouk Hriech, Perles et noirs, éditions Villa Saint Clair, Sète, 2011.

AUTRES EVENEMENTS INTERVIEWS