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Charles Fréger : portraits photographiques et uniformes

Les photographies de Charles Fréger sont explicites dans leur crudité. Elles montrent que le glissement de l’uniforme imposé à l’uniformité sociale est aisé. L’individu devient stéréotype, sa personnalité répond aux codes normés de la tribu à laquelle il appartient, par obligation autant que par choix.

— Éditeur(s) : Paris, 779 / Paris, Société française de photographie
— Année : 2001
— Format : 17 x 22 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Page(s) : 63
— Langue(s) : français, anglais, allemand
— ISBN : 2-914573-00-6
— Prix : 17,50 €

Extrait

L’objectivité des apparences
par Philippe Arbaï;zar, conservateur à la Bibliothèque nationale de France

D’une manière générale, le Portrait réunit des aspects complexes et contradictoires : c’est un genre où il est possible de trouver les stéréotypes que la société véhicule sinon impose, les images illusoires que chacun peut se faire de lui-même, les mises en scène outrancières, les froids constats portés sur la diversité des visages… Le Portrait permet de comprendre, de façon sensible, de quoi sont faites les analogies et les différences entre les personnes. Et au-delà il fait sentir l’être vivant au sein de la représentation : il est pris dans cet ordre des ressemblances que Sciascia évoquait a propos d’Antonello da Messina. Sur la toile, les contemporains du peintre sicilien ont une telle présence qu’elle invite a leur chercher un modèle dans la réalité car « il n’est pas d’ordre sans ressemblances, pas de connaissance, pas de jugement. » Et c’est dans ce jeu des apparences que se placent les quatre suites que Charles Fréger a réalisées en 2000, Water-polo, Pattes blanches, Miss, Notre-Dame.

L’artiste porte un regard neuf sur les traits qui rapprochent ou qui différencient, sur ce qui lie ou défait. Pour parvenir à ce résultat, il accepte la transparence propre au médium photographique. Cela va dans le sens du réalisme. Quelques gouttes d’eau restent sur le corps des nageurs pour tromper l’œil, comme l’insecte que les artistes flamands ont minutieusement détaillé a la surface de leur peinture. Mais ce réalisme ne s’attache pas aux détails expressifs, aux accidents de la physionomie. Garçons et filles, réunis par le photographe, ne présentent pas de caractères particuliers. Mais ils ont la jeunesse en partage et si l’on se demande a qui ressemblent ces portraits, on doit convenir qu’ils ressemblent d’abord aux jeunes d’aujourd’hui. Ils ne sont pas surpris dans leur activité, même s’ils présentent tous les attributs de leur qualité. Ils posent en tenant leur rôle, sans les excès du verisme, ni le faux naturel d’un instant ou d’un geste saisi a la sauvette.

La démarche de Charles Fréger réussit à capter la vie de ces êtres qui débutent dans l’existence. Ses portraits les montrent avec leurs rêves et leurs jeux, ils suivent encore leurs études, ils apprennent leur futur métier. Il reste quelque chose de fragile et d’inachevé dans les traits et les corps d’adolescents. Le photographe construit méthodiquement ses figures, mais il n’entame pas une typologie : il ne cherche pas à saisir la miss, l’étudiant. l’apprenti… pas question pour lui d’épingler l’archétype ou la figure emblématique : il laisse assez de jeu au modèle pour qu’il y glisse sa subjectivité, qu’il s’approprie son personnage… L’exemple des miss est le plus évident. Ne sont-elles pas enfermées dans le regard des autres, dans cette attente de voyeur à laquelle elles doivent répondre ? Et pourtant elles échappent toutes au moule, elles introduisent dans le spectacle la dose d’ironie salutaire. Et aux yeux du photographe, pour tous ces jeunes, les jeux ne sont pas encore faits : ils n’ont pas encore forgé leur masque, le personnage qu’ils seront reste une esquisse… Leurs figures gardent la promesse du lendemain.

Charles Fréger élimine de la scène tout décor inutile. L’économie des moyens employés révèle la détermination de son approche. Ses modèles sont pris en vision frontale, sans effet, devant un fond uni. En revanche, à l’école d’industne laitière, le photographe tire parti de ces surfaces carrelées, de cet appareillage de tuyaux et de cuves sur lequel il accroche les reflets. Sinon il ferme la perspective avec un mur plat. Les portraits sont toujours pris à l’intérieur, sous une lumière artificielle, égale. L’ombre est bannie, les êtres se dressent debout dans la transparence d’un air dont est évacuée la buée ou la poussière que produisent habituellement de tels lieux. Le geste, le regard, la pose, trahissent une attitude face à la vie.

Pour que les individualités se manifestent, le photographe a su effacer les conventions. Il compose la scène et retrouve souvent des souvenirs picturaux. Les bras ballants rappellent ceux du Gilles de Watteau. Le registre coloré reste clair. Les Pattes blanches forment une symphonie immaculée, avec leurs grands tabliers, les matières différentes, coton, plastique qui absorbent différemment la lumière. Il y a peu de cadrages serrés sur la face car il s’agit de saisir le personnage avec son uniforme, quand bien même se limiterait-il à un bonnet de bain. Et c’est ici que Charles Fréger fournit une clé pour comprendre ce jeu des apparences. Son intérêt pour les uniformes a de quoi surprendre, le terme n’évoque-t-il pas l’ordre, la discipline, l’absence de fantaisie et l’effacement de la personnalité ? Ne serait-il pas une façade derrière laquelle le modèle se dissimulerait et se déroberait, de telle sorte que la tâche du portraitiste deviendrait difficile sinon impossible. Il n’en est rien, en fait, comme le révèle la photographie. Ces images semblent pointer une question simple : qu’est-ce qui nous rassemble ? Car chaque suite, à travers ses figures individuelles, est un portrait de groupe. À chaque reprise, le photographe se demande et indique ce qui réunit les individus, ce qu’ils ont en commun ? Cela tient effectivement à quelques signes émis par la société. Le corps devient en quelque sorte un porte-enseigne ; il se tient à l’articulation du subjectif et de la communauté.

Toute société est faite de mimétisme, de tropismes, d’instincts grégaires : une cravate, une charlotte, un duffle-coat suffisent pour qu’on se reconnaisse. Une tribu tient par ces détails qu’elle exhibe, change et échange, par ces rituels. Et Notre-Dame rappelle qu’on n’échappe pas aux uniformes, puisqu’on ne fait jamais qu’en changer avec le temps. Les élèves photographiés dans des classes différentes décrivent parfaitement ce cheminement. Les petites classes ne sont pas prêtes à contester l’autonté : on se glisse sans barguigner dans les habits imposés par le collège. Puis en grandissant la tenue se relâche, on fait preuve d’onginalité, on prend quelques libertés avec la règle. Enfin on adopte la tenue des jeunes adolescents, cette vêture qui ressemble à un nouvel uniforme : baskets, parka, casquette…

En faisant ces portraits, Charles Fréger suggère la trame d’un tissu social. L’auteur s’y comprend d’ailleurs lui-même et c’est ce qui introduit sans doute dans ses images, malgré la distance, de la complicité. L’auteur n’est guère plus âgé que les personnes qu’il photographie et il s’y reconnaît encore. Cela ne saurait surprendre outre mesure, n’est-il pas inévitable de parler de soi au début de son Å“uvre… ogni dipintore dipinge se.

Charles Fréger, né en 1975, est diplômé des Beaux-Arts de Rouen. Il se consacre à la représentation poétique et anthropologique des groupes sociaux tels que les sportifs, les écoliers, les militaires, etc. Loin des idées reçues, ses travaux proposent une réflexion en images et sur l’image de la jeunesse contemporaine.

(Publié avec l’aimable autorisation des Éditions 779)