ART | CRITIQUE

Charbons ardents

PMarie-Jeanne Caprasse
@01 Nov 2011

Christian Berst prépare depuis trois ans cette exposition d'un ensemble rare de peintures et de collages de la période la plus féconde de Pietro Ghizzardi (de 1957 à 1970), l'artiste emblématique de l’art brut italien, travaillé à cette époque par les représentations de la femme.

Simplification et outrance, voilà deux termes qui viennent à l’esprit lorsque l’on contemple les portraits réalisés par Pietro Ghizzardi entre 1957 et 1970. Simplification par le trait, les formes cernées de noir qui s’imbriquent les unes dans les autres pour construire et déconstruire ses figures. Outrance pour l’énergie sexuelle et la liberté de ton de ses représentations.
Issu du monde paysan italien, peu éduqué, leur créateur n’a pas de connaissance de l’histoire de l’art et encore moins de l’art qui se fait parmi ses contemporains. Il crée pour lui-même, par besoin intime.

Lorsqu’à partir des années 50, Pietro Ghizzardi se retrouve seul avec sa mère, sans terres à exploiter, ils vivent dans la plus grande pauvreté, subsistant grâce à de menus travaux et du glanage dans les champs. Pourtant, là va commencer la période de création la plus féconde de l’artiste. Il récupère des cartons comme supports et va chercher dans les plantes et les minéraux les pigments dont il a besoin.
Sa palette est simple: il utilise le noir profond de la suie qui s’accumule dans le poêle à bois, la couleur rouge et rose de la brique pilée, ainsi que les ocres naturels de la terre. Fin connaisseur des plantes, comme Séraphine de Senlis ici en France, il ira même jusqu’à utiliser un fixatif naturel, frottant des feuilles de romice (petite oseille) sur la surface du papier.

Homme réservé et timide, vivant avec une mère possessive qui lui interdisait de sortir avec une fille qui lui plaisait (dixit ses mémoires), Pietro Ghizzardi est considéré comme un marginal dans son village. Est-ce pour combler un manque affectif qu’il va recréer dans son art tout un aréopage de la gente féminine? De belles femmes aux formes voluptueuses mais au sourire souvent carnassier.

Il trouve ses modèles dans les livres et les revues, personnages historiques et actrices connues, reproduisant beaucoup de visages et de bustes de femmes. Il les interprète selon son idéal-type de la femme qui doit avoir les seins lourds et la taille opulente.

Les trois collages datant de 1957 et 1958 exposés ici sont intéressants du point de vue de sa réappropriation des figures de femmes rêvées, celles qu’il pouvait trouver dans des magazines que l’on qualifierait aujourd’hui de people. Découpant leur visage et les intégrant dans des compositions d’ensemble, il les emprisonne dans un corps-écrin où les seins captent toute l’attention. Libre à lui de mettre en scène sur le papier ces sortes de poupées de chiffons, de dociles marionnettes.

On est loin des canons de beauté véhiculés par les médias de l’époque. Il exprime sans entrave sa vision érotique de la femme et impose un modèle quasi standard, celui de la déesse plantureuse. Une fascination pour le corps féminin pourtant contrariée qui va se traduire dans certains dessins par l’expression narquoise des visages.

Les regards sont ardents et les bouches souriantes montrent leurs dents. Ce rictus carnassier peut faire peur. Peu d’œuvres sont du registre de la douceur, si ce n’est une madone pensive. Même quand le sujet semble serein, persiste le contraste entre la rondeur des formes et le trait charbonneux qui vient entailler la surface du papier.
Son moyen d’expression est fougueux, instinctif et pulsionnel. Le trait se fait blessure, marquant les formes et les volumes, mais aussi mouvement dansant qui donne vie au dessin.

Cet ensemble de portraits aujourd’hui réunis témoigne de l’expression libératrice de la création chez Pietro Ghizzardi. Vers 1970, il commence à exposer et troque ses matériaux de récupération pour du matériel «professionnel»: papier à dessin, gouache ou couleur à l’huile. Son art va prendre alors une nouvelle direction, influencé par les naïfs italiens qu’il fréquente désormais.

Å’uvres
— Pietro Ghizzardi, Sans titre, 1958. Pigments naturels, suie et collage sur carton de récupération. 80 x 55 cm, recto verso.
— Pietro Ghizzardi, La Morta, 1965. Pigments naturels et suie sur carton de récupération. 54 x 78 cm.
— Pietro Ghizzardi, Sans titre, sans date. Pigments naturels et suie sur carton de récupération. 80 x 55 cm, recto verso.
— Pietro Ghizzardi, Sans titre, 1965. Pigments naturels et suie sur carton de récupération. 80 x 45 cm.

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