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C’est Naturellement Superbe Magnifique Dément et Prodigieux !

PMélanie Papin
@12 Mai 2011

Loin des grands dispositifs qui accompagnent généralement les spectacles du Conservatoire national supérieur de danse et de musique de Paris, c’est en toute intimité que cinq jeunes chorégraphes issus de la formation en danse contemporaine et Christine Gérard, leur professeur en composition, ont présenté leurs créations lors de deux soirées à Micadanses.

Christine Gérard : la passeuse

La soirée du samedi 7 mai regroupait, en début de programme, Arthur Pérole et Camille Ollagnier : des univers contrastés mais tous deux très convaincants. Arthur Pérole se jouait des codes de la danse contemporaine – danses ludiques façon nouvelle danse des années 1980, théâtre corporel sur une musique des Doors non sans connotations avec les années 1970, ou encore jeu de hasard plus conceptuel… Il a su parfaitement les assimiler et les détourner pour composer Rock’n Chair, pièce volubile, dynamique, salvatrice, servie par d’excellents danseurs. Tout aussi excellemment interprétée et brillamment conçue, la pièce de Camille Ollagnier A rebours creuse le mouvement abstrait agencé à partir de formules mathématiques et de comptages. Le résultat, très juste, nous montre des danseurs au plus près du matériau de la danse : le mouvement, sans effet ni parure, pour le plus grand plaisir du spectateur.

Mais parmi les trois pièces présentées ce soir là, on pouvait assister en dernier lieu, et comme pour en révéler la matrice commune, à un émouvant trio de Christine Gérard. Depuis près de vingt ans, cette personnalité à part forme à la chorégraphie les nombreux danseurs du CNSMPD. Interprète chez Susan Buirge et Jacqueline Robinson dans les années 1970 puis co-fondatrice avec Alexandre Witzman-Anaya de la compagnie ARCOR qu’elle dirigea jusqu’en 1998, elle délivre une danse aussi abstraite que lyrique où le sens du temps, du geste et de l’espace côtoie la vitalité d’une sensibilité intérieure.

Enchevêtrement des présences

Une femme, une danseuse, une chorégraphe… Christine Gérard est tout cela à la fois et c’est ainsi qu’elle nous conte le poème de Brecht  Vier Wiegenlieder für Arbeitmütter, écrit pendant la dépression en Allemagne dans les années 1930 puis mis en chant et en musique par le délirant Heiner Goebbels en 2002.

Le plateau semble comme vierge quand les trois danseuses, Christine Gérard, Véronique Frélaut et Céline Brémond amorcent à l’unisson, en bordure de scène, une douce et lente mélopée de gestes. L’espace transpire à même la peau. La musique pourtant résonne déjà sur des sons étrangement militaires, un tambourin rythme le pas au lointain. D’emblée Christine Gérard inscrit sa danse dans un ailleurs, elle tempère et mesure l’espace pour privilégier la qualité d’écoute et de rapport entre les trois corps. Seuls les mots pourraient venir signifier la danse. Mais les poèmes de Brecht, chantés en allemand, ne nous laissent guère la possibilité de trouver des liaisons faciles et évidentes. Il faut entendre, entre le chant et la danse, comme une double strate de signes souterrains, de résonnances intimes mais non confirmées, jamais livrées ou étalées comme telles. A l’image des danseuses sur scène conjuguant la mère, la femme, l’enfant dans des actes de colère, de tendresse ou de solidarité, Il faut se laisser bercer.

L’apparition de ces figures est soutenue par une construction chorégraphique extrêmement fouillée. Les différents moments glissent de l’un à l’autre, ou plutôt les uns sur les autres, opérant de subtiles variations par un changement d’axe de bras, de tête ou dans la transformation, pour l’une, d’un mouvement qui gardera sa continuité pour les deux autres. Lorsqu’un solo – une solitude – apparaît, il n’y pas de descellement, la pièce est toute entière bâtie sur une co-présence absolue, ce qui la rend si douce et si forte à la fois.

De l’hier et de l’aujourd’hui

Loin de renouer avec l’esthétique épique et didactique de Brecht, Christine Gérard touche cependant à la notion de distanciation (Verfremdungeffekt) sur laquelle le dramaturge s’appuyait pour mettre en crise « l’illusion théâtrale » et que la chorégraphe creuse inlassablement dans son travail depuis de nombreuses années. Mais la où Brecht, dès les années 1920, s’échine à « créer du signe » pour susciter un regard critique, Christine Gérard s’attache à le sécréter, le dissoudre, le rendre palpable dans la coulée et non dans la pierre, évitant de produire une injonction de regard sur la danse.

Que nous révèle cette nécessité d’aborder aujourd’hui les thèmes de la précarité, de la souffrance, du manque de pain dans une danse qui à aucun moment ne désolidarise les corps mais qui, au contraire, porte au geste le plus infime, à la solitude de l’autre, une attention de chaque instant ?

La danse de Christine Gérard pourrait être une transposition de ces formes d’actes héroïques que l’on voit surgir un peu partout, portés par des voix jeunes et anciennes sous le slogan « Indignez-vous !». Mais les gestes résistent d’une autre manière. En se déposant plus qu’ils ne s’exposent, ils bâtissent aux confins du corps la révolte sourde et nécessaire. C’est ce qui fait de Vier Wiegenlieder für Arbeitmütter de Christine Gérard un acte « intemporain » : au lieu de s’absenter du monde, il y est, au contraire, profondément immergé, attentif et présent. C’est une force de la danse – au moins depuis les pionniers modernes – que Christine Gérard porte magnifiquement. D’ailleurs, Isabelle Ginot notait déjà en 1989 : « Si elle a retenu quelque chose de l’enseignement expressionniste c’est sans doute cette responsabilité du monde vis-à-vis de l’art et de l’art vis-à-vis du monde»

― Arthur Pérole : Rock in Chair, quatuor, 25 min
― Camille Ollagnier : A rebours, sextet, extraits 25 min
― Christine Gérard : Vier Wiegenlieder für Arbeitmütter, trio, 23 min

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