DANSE

Cesena

PSophie Grappin
@23 Mai 2012

On avait laissé Anne Teresa De Keersmaeker sur le crépusculaire En atendant qui offrait une forme de déploiement à l’ars subtilior, chant polyphonique franco-flamand du XIVe siècle. On la retrouve auprès du même répertoire musical, mais dans une atmosphère d’aube, avec une nouvelle proposition qui s’attaque cette fois-ci au fond plus qu’à la forme.

Présentée au festival d’Avignon au lever du jour, Cesena constitua un des moments phares du festival, prenant des allures de pèlerinage quand les spectateurs gagnaient les gradins aux aurores.
Adaptée pour le Théâtre de la Ville, la pièce ne se joue évidemment pas à quatre heures du matin et c’est donc dans des conditions habituelles de représentation que l’on découvre la dernière création d’Anne Teresa de Keersmaeker, dépouillée de son atmosphère bien spécifique.

Car si le lever du jour se voit reproduit par un éclairage artificiel, rien par contre ne peut recomposer la perception étrange de ces heures creuses qui semblent étirer la nuit, se dilater jusqu’à se fondre dans le jour nouveau et que la structure de la pièce, rythmée par de brusques silences, devait élégamment accompagner. Les sons eux aussi absents — de la nature comme de la ville qui peu à peu s’éveille — manquent malheureusement au tableau final, tout comme l’espace en plein air, la scène ouverte déployant les gestes dans un au-delà spirituel ou méditatif.

De cette expérience atypique demeure donc l’écriture chorégraphique, la danse précise qui s’organise à partir d’une figure circulaire et non plus à partir de la ligne droite.
Si En atendant semblait structurée à partir de l’écriture musicale prise comme organisation d’un espace sonore selon une portée, une ligne horizontale à partir de laquelle étager ensuite les contrepoint harmoniques, Cesena explore le contenu même de la substance musicale dont le corps dansant se fait l’écho.
Ainsi les deux ouvertures mettent en scène de façon presque programmatique le sujet de chacune des pièces: pour En atendant, un joueur de flûte tient d’un souffle une ligne sonore ininterrompue, tandis que Cesena propose dans la pénombre un homme nu, qui à chaque mouvement respiratoire produit un son différent, rendant audible et visible la circulation du souffle dans le corps, son impact autant que son mécanisme.

A la fois plus accessible, car directement reliée à l’élan spirituel qui anime cette musique, Cesena apparaît aussi plus hermétique qu’En atendant, comme si en allant au-delà de l’aspect formel, en étirant sur près de deux heures cette exploration d’un corpus musical, la chorégraphe tentait une expérience des limites.
L’écriture demeure très claire, le style reconnaissable, mais les corps traduisent aussi et de façon plutôt inhabituelle chez Anne Teresa de Keersmaeker, une forme de pathos directement lié au contenu religieux. Les costumes sombres s’entrouvrent pour découvrir la peau, la chair lumineuse semblant dès lors porteuse d’une épiphanie.

Et cette vision des corps se trouve tout doucement amenée sur scène, graduellement, suivant la course de l’astre solaire. A la fois totalement chrétienne et parfaitement neutre, Cesena se fait le support d’un recueillement débarrassé de toute son iconographie encombrante pour ne garder, à travers la stylisation, ce travail de l’ornement devenu depuis Fase la marque de fabrique de la chorégraphe (rappelons que sa compagnie s’appelle Rosas, figure centrale de bien des tympans d’église), que l’essentielle substance qui anime cet ars subtilior.

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