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Cédric Andrieux

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@05 Déc 2011

C’est une version quelque peu particulière du solo de Jérôme Bel que nous présente Cédric Andrieux au Théâtre des Abbesses, comme le sous-entend la précision apportée au titre original: Cédric Andrieux -50’, à partir de 10 ans .

Que l’on ne s’y trompe pas cependant: cette version «enfant» n’est pour autant en rien «infantilisée». Sa réduction n’est au fond que d’ordre temporel: mis à part une trentaine de minutes à la durée du spectacle et quelques années à l’âge moyen des spectateurs, rien d’essentiel n’a été retiré du solo Cédric Andrieux, de fait très bien reçu tel quel, ou presque, par un jeune public.

Force est de constater en effet qu’en ce début d’après-midi, ce ne sont point les accoutumés balletomanes qui envahissent les rangs du théâtre. Les trois-quarts de la salle sont pris d’assauts par les groupes scolaires, enfants et adolescents créant une impromptue et sonore première partie à la représentation!
Le silence ne s’en impose pas moins lorsque s’éteignent les lumières. S’échappent tout juste de part et d’autres de la jeune assistance quelques hoquets interrogatifs lorsqu’en fait de danseur étoile bondissant des coulisses débarque nonchalamment sur scène un Cédric Andrieux en survêtement et baskets, la dégaine légèrement gauche, déclarant sans autre forme de préambule «Je m’appelle Cédric Andrieux».

Face à ce public inhabituel, Cédric Andrieux ne varie en rien son propos, tant dans le fond que dans la forme. Comme dans la pièce originale, entre passages narratifs et scènes dansées, ce dernier retrace son parcours d’artiste, insolite chorégraphie basée sur la (bio)graphie d’un corps.
Même neutralité de ton, même vocabulaire, parfois simple, parfois plus complexe, mêmes passages chorégraphiés (à quelques retranchements près). A peine quelques transitions explicatives ajoutées ici et là, notamment au moment des sorties de scène. Loin d’être déstabilisé par quelques gloussements bien juvéniles suscités par telle ou telle anecdote de vie personnelle ou, de façon plus inattendue, par l’extrait cunninghamien de Biped, Cédric Andrieux en tire parti pour se laisser aller à quelques répliques improvisées: «hier ce solo a carrément déclenché un fou rire… c’est étrange…»

Personne ne rit plus lorsqu’arrive le solo de Trisha Brown: spectateurs apparemment bluffés par les équilibres incroyables, tout en souplesse et fluidité, qu’accomplit le danseur. Le souffle se retient lorsqu’il bascule en arrière, les yeux s’écarquillent lorsqu’il se réceptionne au sol sans un bruit, à l’issue d’une pirouette parfaitement maîtrisée.

Une complicité réelle semble bel et bien s’être nouée entre ce danseur atypique et son non moins atypique public, comme en témoigne l’effervescence que provoque l’ultime extrait chorégraphique, clôture habituelle du solo, The show must go on de Jérôme Bel. La salle est brusquement éclairée, et au son de Every breathe you take de Police, Cédric Andrieux prend visiblement un plaisir tout particulier à scruter du regard cette fourmillante assemblée d’arroseurs arrosés. Les rôles s’inversent de façon particulièrement flagrante : les enfants se cachent ou rient, les adolescent(e)s se tassent dans leur siège, se poussent du coude, soudain bien embarrassés, tandis que Cédric Andrieux les dévisage non sans un brin d’ironie, sourire aux lèvres, visiblement très amusé de ce très ostensible revirement de situation.
La représentation s’achève d’ailleurs sur le prolongement de cette interaction tacite, puisque de façon inédite, Cédric Andrieux s’attarde sur le plateau, appelant aux questions…qui fusent de toutes parts! Les doigts se lèvent, questions simples, pour des réponses qui le sont parfois moins: «pourquoi vous faites ‘’ça’’?», «ça vous rend heureux de danser?»

Le véritable changement dans cette version inédite de la pièce ne tient finalement pas tant à sa représentation qu’à sa réception. Là est sans doute la réelle nouveauté expérimentale par rapport au Cédric Andrieux d’origine. Preuve est faite que plusieurs niveaux de lecture s’offrent à nous dans cette pièce. Un jeune public sera sans doute moins sensible à la dimension intellectuelle voire politique de ce type de solo estampillé Jérôme Bel, visant, à l’exact opposé du postulat mallarméen («la danseuse n’est pas une femme qui danse car elle n’est pas une femme et qu’elle ne danse pas»), à faire éclater la gangue du danseur idéal pour que s’affirme la réalité de l’homme qui danse . Il n’en reste pas moins que quelques commentaires très justes se font entendre dans le hall à l’issue du spectacle, parmi les plus néophytes. Certains ont eu l’impression de lire une autobiographie, d’autres ont étonnamment été épatés par la difficulté, parfaitement perçue, de la barre cunninghamienne… D’autres encore ont bien retenu que l’on peut être jugé mauvais par ses professeurs… et réussir malgré tout ! Ayant décelé, par-delà la particularité du danseur, l’universalité d’une expérience humaine, ce jeune public n’a-t-il pas au fond percé à jour l’essentiel de l’entreprise de Jérôme Bel?

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