ÉDITOS

Ceci n’est pas un photographe

PAndré Rouillé

Le bel édifice de la photographie moderne, lié à la société industrielle, et ancré dans une tradition occidentale séculaire, s’est effondré. Mais la production de photos n’a pas diminué pour autant, bien au contraire, elle a même explosé avec le numérique. Mais les nouveaux auteurs-producteurs de photos numériques n’endossent plus le projet moderne de la photographie, ni son éthique, ni son esthétique, ni sa poétique.

La photographie qui a irrigué en images les deux derniers siècles est aujourd’hui taraudée par un profond malaise, touchée au point névralgique de son régime de vérité, parce que la vérité qu’elle délivre n’est plus adaptée à l’époque et aux sociétés avancées et mondialisées de ce début du XXIe siècle.
Ce décrochement social, économique et culturel est dû au fait que le dispositif de captation et d’enregistrement photo-chimique d’empreintes des choses du monde par la photographie aux sels d’argent ne se réduit pas à une simple opération technique. Loin d’être neutre, ce dispositif consiste à la fois en un mode technique de production et de diffusion d’images, en un type de visée sur le monde, et en un régime esthétique qui, ensemble, contribuent à sceller un régime de vérité.

Fondamentalement, la photographie n’est plus, dans sa version argentique, vraiment en phase avec le monde d’aujourd’hui. Ses principes et fonctionnements, qui étaient adaptés à l’époque moderne pour produire des visions centrées et unitaires, sont maintenant confrontés à un monde fragmenté, clivé, et à l’unité problématique — un monde sans monde, immonde en quelque sorte.

Les photographes ont été les principaux soldats de la grande épopée moderne visant à construire la fiction de l’unité du monde en en regroupant, dans des archives sous la forme d’épreuves sur papier, les éléments les plus épars.
Cette utopie d’ordonner par l’image le chaos du monde, s’est nourrie de la fiction qu’un lien matériel, direct, continu, objectif et nécessaire relie indéfectiblement les choses à leurs images photographiques; la fiction que ces images sont de pures empreintes de temps («le ça-a-été) et d’espace («le référent adhère»); la fiction, en somme, que chaque cliché est physiquement arrimé à une origine qu’il exhume, éternalise et fait être dans le monde ordonné des images…
A la condition toutefois que les photographes respectent une stricte éthique (ni mise en scène, ni recadrage, ni retouche) assortie de prescriptions formelles (clarté, netteté, équilibre et respect des formes canoniques) définissant de fait une esthétique, dite désormais «esthétique documentaire», supposément garante d’un certain degré de vérité…

Ce bel édifice de la photographie moderne, lié à la société industrielle, et ancré dans une tradition occidentale séculaire, s’est effondré. Mais la production de photos n’a pas diminué pour autant, bien au contraire, elle a même explosé, à la faveur d’une mutation technologique majeure: le passage du système chimique-argentique au système numérique. Avec cette conséquence tout aussi importante: les nouveaux auteurs-producteurs de photos numériques n’endossent plus le projet moderne de la photographie, ni son éthique, ni son esthétique, ni sa poétique. Et s’ils réalisent des images fixes plus ou moins analogiques à des choses et états de choses du monde, au moyen d’ordinateurs autant que d’appareils photos, ils se sont largement affranchis des règles de la photographie. Ils produisent des photos sans photographie dans un monde sans monde.

Lionel Bayol-Thémines fait partie de ces plasticiens — certains se disent artistes, lui se qualifie d’«anthropologue fictionnel» — dont les images ont toutes les apparences de photos, mais sans en être vraiment, ou totalement: sans respecter strictement les protocoles, les matériaux, et la poétique propres à la photographie canonique. Ce sont en quelque sorte des photos impures — antimodernes —, d’autres photos dans la photo.

Les montages, les retouches, les recadrages, les mises en scène, qui étaient bannis de la photographie moderne au nom d’une vérité et d’une fidélité aux choses et événements figurés, sont aujourd’hui devenus pratique courante. Si bien que les clichés numériques se situent au croisement d’enregistrements photographiques, de mises en scène et d’opérations graphiques sur ordinateur à l’aide de logiciels de traitement d’images.
Chez Lionel Bayol-Thémines, les parts de l’enregistrement photographique et du traitement graphique varient selon les séries. Mise en scène et enregistrement prévalent dans «Dédipix to futur», où chaque image figure un aphorisme inscrit à même la peau dans un recoin du corps des modèles.

Dans «Typology Of Human Language», au contraire, des formes-types blanches de soldats et de matériels militaires se détachant sur des fonds obscurs de nuages et de paysages ne sont pas le produit de saisies photographiques mais le résultat de recherches d’images toutes faites sur internet (l’armée américaine pour les silhouettes, le satellite Hubble pour les paysages).
En outre, certains éléments de ces matériaux visuels se retrouvent dans différentes séries au sein d’agencements singuliers.
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La nature composite et mixée (informatiquement) des œuvres de Lionel Bayol-Thémines les sépare de la photographie dont elles font littéralement exploser la poétique et le régime de vérité. En pratiquant amplement les mises en scène; en recourant au réemploi d’images déjà faites plutôt qu’à leur production par contact direct et empreinte avec les choses; et en s’affranchissant du fameux «style documentaire», c’est-à-dire de la version esthétique de l’idéologie qui confond l’objectivité avec l’empreinte.
Alors que l’univocité de la relation d’empreinte arrimait les images au réel et scellait leur unité formelle et symbolique, l’ouverture polyphonique des compositions et la sérialité des travaux éloignent et détournent les images du monde, et bouleversent leur économie signifiante.

Toutefois, les œuvres de Lionel Bayol-Thémines, comme celles des plasticiens qui se situent à la croisée des univers de la photo, de l’art contemporain et du numérique, ne sont pas moins vraies que les plus célèbres photos de reportage. Les unes et les autres sont seulement différemment vraies. Elles se réfèrent à des régimes antagonistes de vérité. Alors que les clichés documentaires reposent sur la croyance que la vérité se collecte et se capte par contact et enregistrement à la surface des apparences, les œuvres photographiques des plasticiens sont le fruit d’une démarche constructiviste ouverte dans laquelle la photographie est un matériau plastique choisi pour ses capacités à enregistrer — et, en tant que matériau, promise sans limites à tous les assemblages, mixages et actions plastiques.

La vérité photographique est constative, visuelle et affirmative, à la différence de la vérité plastique qui est plus processuelle, discursive, problématique et sensible. Lionel Bayol-Thémines ne représente pas quelque chose, il exprime plastiquement des phénomènes anthropologiques, culturels et langagiers qui débordent l’ordre des choses et du visible.
La série «Duality» traite des antagonismes qui traversent tous les individus et les opposent socialement entre eux. Chacune des quatre images de «In… We Trust», se compose d’un nuage et de la transcription en braille de «In god we trust», «In money we trust», «In freedom we trust», et «In weapon we trust». Mais avec cette terrible aporie que le message, incompréhensible par les voyants, et illisible par les aveugles, se dissout dans son inaccessibilité. Tandis que la série exprime les difficultés, désormais, de croire en ce monde-ci.

L’œuvre de Lionel Bayol-Thémines est pleinement contemporaine dans la mesure où elle est en résonnance avec l’état présent d’un monde devenu insaisissable de manière unitaire, et impossible à totaliser. Un monde où se juxtaposent des temps, des vitesses et des espaces, et où l’un des enjeux de la création est de tracer des chemins dans le chaos…

André Rouillé

1.
Consulter sur paris-art.com le portfolio de Lionel Bayol-Thémines.
http://www.paris-art.com/galerie/lionel-bayol-th%C3%A9mines/295.html
2.
Les éditions Chez Higgins consacrent à Lionel Bayol-Thémines le premier opus de la nouvelle collection 18×18. Avec le soutien de Blurb.

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