ART | CRITIQUE

Ce qui n’a jamais été / Ce qui pourrait être

PFrançois Salmeron
@28 Nov 2014

Cette exposition monographique de Pierre Bismuth s’articule autour de la notion philosophique de «désœuvrement». Pour l’artiste, l’enjeu consiste à désactiver le sens et la fonction pratiques que nous prêtons habituellement aux objets, afin de leur ouvrir de nouvelles potentialités dans leur usage et leur expérimentation.

Le travail de Pierre Bismuth présente une réflexion critique sur nos habitudes de pensée, qui s’applique plus particulièrement à la question du sens et de l’essence du monde et des objets qui le composent. Car si nous avons encore quelques vieux réflexes déterministes dans notre vision des choses, Pierre Bismuth s’emploie au contraire à réactualiser les concepts de contingence ou de potentialité. Les choses ont-elles une essence fixe, stable, immuable, comme le soutiendrait par exemple Platon ou toute philosophie idéaliste? Ont-elles une fonctionnalité intrinsèque, concordant justement avec l’essence qu’on leur attribue? Ou est-ce plutôt nos pratiques qui donnent un sens et une fonction déterminés aux choses, et qui, à force d’être répétées et reproduites, entrent dans nos usages, deviennent des habitudes, et se figent jusqu’à se faire passer pour l’essence même des objets manipulés, ou leur seule et unique fonction?

Le geste de Pierre Bismuth consiste ainsi à défaire ces habitudes de pensée et ces pratiques prêtant une essence et un usage déterminés à toute chose. Libérées de ces préjugés, on peut alors tenter de trouver de nouveaux usages à ces choses, d’entretenir de nouveaux rapports avec elles, de les employer dans des processus inédits. Le titre de l’exposition se comprend d’ailleurs comme une ouverture au champ des possibles: «Ce qui n’a jamais été / Ce qui pourrait être».

En guise d’introduction, les toiles de la série Performances se lisent comme des notices ou des modes d’emploi d’interventions qui auront lieu dans le cadre même de l’exposition, ou hors des murs de l’institution. Les mots inscrits sur la toile s’apparentent donc à un discours performatif, dans le sens où le langage fait advenir des situations nouvelles, quoique souvent banales ou tenues de ne pas se faire remarquer du public. Inscrire les phrases à même la toile revient alors à réaliser, dans un futur proche, les actes qu’elles décrivent.

La série En suivant la main droite de vient profaner des images de film où s’illustrent des icônes du grand écran (Greta Garbo, Sofia Loren…). En effet, une sorte de gribouillis masque le visage des actrices, ou plus généralement, la scène même qu’elles interprètent. Un geste abstrait, a priori complètement anarchique et désorganisé, vient obstruer la mise en scène minutieuse du plateau de tournage. Le gribouillis est souvent très dense, très chargé, et défigure quasiment tout. Il demeure parfois aéré, et se déploie alors comme un serpentin sinueux.

En réalité, le trait noir ne fait que suivre et souligner le mouvement de la main droite ou gauche des protagonistes à l’écran. Il apparaît comme la trace ou la marque de leurs gestes. L’exemple le plus parlant est certainement celui de la vidéo de Lacan. Le célèbre psychanalyste, prononçant avec fougue un discours debout, appuyé sur son bureau, s’emporte. Sa main gauche, montant et descendant, scandant sa pensée, suivant son raisonnement, finit par produire une sorte d’œuvre abstraite. Peut-on alors y percevoir une matérialisation ou une illustration de sa pensée… ou des pulsions qui l’habitent secrètement?

Cyclo poursuit les expérimentations du champ cinématographique. La série présente un ensemble de structures en bois minimales, comme des caissons, dont l’intérieur est peint en vert. Cette couleur fait référence aux studios de tournage, et à leurs écrans de projection permettant d’accueillir des images digitales. Pierre Bismuth opère ici un renversement: le fond vert, qui fait normalement advenir l’image, devient lui-même une œuvre à part entière, comme une sculpture minimale ou un monochrome vert. Ce qui est d’habitude invisible, et sert de simple support à l’image, devient enfin visible et perçu en tant que tel.

On rencontre ensuite un slogan propre à l’industrie du cinéma et à ses bandes annonces commerciales: Coming soon. L’expression se trouve aussi déclinée en The future is coming soon, produisant une tautologie plutôt ridicule (car oui, le futur arrivera bientôt, cela va de soi…). Appel du pied pour promouvoir un film, promesse d’un avenir radieux, idéologie moderne du progrès où le futur est synonyme de perfectionnement: le slogan Coming soon peut être utilisé dans différentes situations. Ici, il se trouve employé seul, sans support illustratif et sans contexte particulier auquel le rattacher, et qui lui donnerait un sens précis. Il fonctionne alors à vide, et révèle malgré lui la vanité des idéologies et des stratégies qui s’y rattachent, et le brandissent aux yeux des masses.

Les affiches de cinéma imaginaires de la série Biopic nous ont paru moins convaincantes. Elles superposent des figures de l’art contemporain (Marcel Duchamp, Ed Ruscha, ou le fameux lapin en inox de Jeff Koons) et des célébrités du cinéma (Basil Rathbone, Clint Eastwood, Tom Cruise). Ce télescopage entre art contemporain et film, viserait à montrer que l’idée d’un «art populaire» ne s’entend et ne se décline pas tout à fait de la même manière, selon le domaine artistique dans lequel il est traité. Remarquons que Biopic a également la particularité de fonctionner comme un Coming soon, puisque ces affiches de cinéma détournées servent aussi (surtout?) à rappeler au spectateur que Pierre Bismuth est actuellement en train de réaliser son premier long métrage aux Etats-Unis. Son film sera donc prochainement diffusé sur les écrans de France et du monde entier, souhaitons-le.

Enfin, le rez-de-chaussée du musée accueille une installation in situ, Quelque chose en moins, Quelque chose en plus. Pierre Bismuth a ici évidé les murs de la salle d’exposition. Il modifie donc la structure même du lieu, flirtant avec les limites de son équilibre architectural. Les murs, habituellement opaques, et dont la fonction sert à séparer et cloisonner les espaces, deviennent transparents, et ouvrent et relient les différentes allées du rez-de-chaussée. La surface préexistante est criblée de grands trous circulaires. Les disques découpés à même le mur se trouvent alors empilés sur le sol. D’une part, ils évoquent cette superposition de différentes couches, que l’on retrouvait déjà dans En suivant la main droite de ou Biopic. D’autre part, ces disques viennent matérialiser les déplacements de sens et de fonctionnalité que Pierre Bismuth ne cesse d’attribuer à tout objet qu’il touche.

Å’uvres
— Pierre Bismuth, En suivant la main gauche de Jacques Lacan, L’âme et l’inconscient, 2010. Vidéo. 04’59’’, dvd.
— Pierre Bismuth, Coming Soon, Advent #1, 2011. Fusain sur papier.

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