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Ce que Nuit blanche fait avec l’art

PAndré Rouillé

Face à l’ampleur de l’offre artistique que proposait la «Nuit blanche», une stratégie, même rudimentaire, était nécessaire, tant il était évident que l’on ne pourrait pas tout voir. Cette stratégie pouvait être très élaborée : location de vélos spécialement proposés par la Mairie, étude précise des programmes afin de définir les meilleurs itinéraires, etc. Les plus prévoyants sont même allés jusqu’à organiser avec des amis des tours de garde dans les files d’attente.
Autant de signes d’un réel engouement pour l’art contemporain, et évidemment du succès de la «Nuit blanche», mais aussi expression de très regrettables dysfonctionnements qui affectent une manifestation (trop vite) devenue adulte, jusqu’à inverser sa principale ambition d’offrir aux visiteurs ces sensations inouï;es que seul l’art contemporain peut leur apporter.

J’ai pour ma part établi un petit protocole consistant à limiter mes visites au seul quartier de la Goutte d’or, à voir (presque) toutes les expositions présentées, mais à ne jamais rester plus de quinze minutes dans une file d’attente.
Je voulais ainsi mesurer comment l’art contemporain pouvait s’inscrire dans un quartier populaire à forte population d’origine africaine a priori très éloignée culturellement et socialement de lui. Et comment ce quartier et sa population pouvaient en quelque sorte faire dériver les œuvres.
Je souhaitais en fait expérimenter ce que la «Nuit blanche» fait avec l’art : «ce que fait l’art et ce qui fait art», comme le dit Jacques Rancière, mais surtout ce qui fait dériver l’art.

Autant que l’on puisse en juger en passant quelques heures sur place dans la position de visiteur étranger au quartier, il n’est guère certain que des relations (sans même parler de dialogues) se soient significativement nouées entre les œuvres et la population. Si ce sentiment devait se confirmer, se poserait alors la question de la pertinence à placer des œuvres d’art contemporain en territoire socialement et culturellement hétérogène. Comme l’avaient fait ces rêveurs maoï;stes de l’après Mai 68 qui croyaient qu’exposer des œuvres d’art dans les usines et y envoyer travailler des intellectuels favoriseraient l’émancipation de la classe ouvrière…

Aujourd’hui, à «Nuit blanche», c’est plutôt en sens inverse que les forces opèrent. L’accrochage en extérieur, sur la façade d’un immeuble de la rue Myrha, d’un immense portrait de Coluche peint par Yan Pei-Ming, ne semble pas avoir particulièrement suscité l’intérêt des riverains. Et notamment du groupe compact de musulmans en prière soigneusement alignés à quelques mètres sur des tapis placés à même la rue, faute de place dans la mosquée en cette période de ramadan.
Lors de la «Nuit blanche», deux mondes se côtoyaient là sans communiquer, et il faut bien avouer que l’intensité était plutôt du côté de la scène de prière que de l’œuvre de Pei-Ming. Dans l’ensemble, la vie du quartier neutralisait les Å“uvres qui devaient (heureusement) aussi rivaliser avec la magie d’une pleine Lune éclatante et la douceur d’une belle soirée d’automne…

En d’autres termes, les œuvres contemporaines sont trop conçues pour les espaces spécifiques de la galerie ou du musée pour conserver leur force signifiante et leur capacité à produire des sensations dans des espaces hétérodoxes.
Bien que la toile de Pei-Ming bénéficiât d’une imposante mise en espace dans la trouée d’une friche urbaine et qu’elle fût ainsi placée en plein air dans des conditions analogues à celles de la galerie, elle était spatialement à distance des spectateurs autant que culturellement en retrait de la population du quartier.

Il n’en reste pas moins que le tableau de Pei-Ming placé à la Goutte d’or et dans le dispositif de la «Nuit blanche» a favorisé des contacts et des passages culturels et sociaux (plus que de réels «métissages» comme aiment à le croire les organisateurs).
«Nuit blanche» forme ainsi avec les œuvres proprement dites un alliage tel que l’œuvre n’est plus seulement le tableau de Pei-Ming, mais son insertion dans l’espace social et urbain de la Goutte d’or et dans le dispositif de «Nuit blanche».
C’est grâce à Pei-Ming et à «Nuit blanche» que je suis revenu à la Goutte d’or et que j’ai pu être confronté à ce qui est pour moi une différence : la ferveur d’un important groupe d’hommes en prière en pleine rue.
A défaut d’alchimie et même de métissage des cultures, un contact s’est opéré sous l’égide de l’art contemporain et par la médiation de la «Nuit blanche».

Dans la même rue, et dans des conditions semblables (une friche urbaine clôturée, enclavée entre des immeubles), l’artiste camerounais Barthélémy Toguo exposait, en écho avec le nom du quartier, une œuvre intitulée La Goutte d’eau : un énorme cube de glace enfermant des fruits exotiques qui fondait goutte à goutte. Un faisceau de sens circulait entre les origines africaines de l’artiste, le quartier à forte proportion d’immigrés, le caractère inaccessible de la nourriture (à distance et incrustée dans la glace), le passage de l’or (Goutte d’or) à l’eau (Goutte d’eau), et bien sûr l’autodestruction de l’œuvre.
L’œuvre de Toguo comme celle de Pei-Ming remettaient en cause l’espace traditionnel de l’art (une friche urbaine à la place de l’espace intérieur des musées et galeries) tout en en reprenant certains traits : la clôture à l’aide d’une palissade grillagée, la neutralisation de l’espace, et la mise à distance de l’œuvre.

Dans l’église Saint-Bernard, célèbre pour avoir été en 1996 le centre d’une longue lutte des sans-papiers, l’artiste indien Subodh Gupta présentait une gigantesque vanité en forme de crâne, Very Hungry God, composée d’ustensiles de cuisine indiens, tandis qu’il offrait à l’extérieur une soupe populaire indienne servie comme on le fait pour les sans-domicile-fixe.
Autant la vanité située à l’intérieur de l’église disait sans ambiguï;té sa nature d’objet d’art, autant la soupe populaire n’avait en soi rien pour soutenir sa dimension artistique. Cette soupe indienne que l’on était invité à déguster ne prenait sens et nature artistiques que par son inscription dans «Nuit blanche» et par son rapport avec la vanité située à l’intérieur de l’église.

Alors que les ready made duchampiens étaient ostensiblement élevés du monde des choses ordinaires vers celui de l’art par le truchement architectural, symbolique et institutionnel du musée et de la galerie d’art ; ici, la frontière entre ce qui est art et ce qui ne l’est pas est devenue ténue et aléatoire, comme si les choses et les actions artistiques d’aujourd’hui réduisaient à l’extrême leur différence avec celles de la vie ordinaire.

Au risque de l’indicernabilité et de l’indistinction entre les choses et les œuvres.

André Rouillé.

Mon protocole m’interdisant de faire la queue plus de quinze minutes m’a détourné de nombreuses expositions. J’ai par exemple calé à la Halle Pujol devant un panneau annonçant une heure d’attente… Ces trop célèbres files attentes de la «Nuit blanche» ne sont pas le fruit de son succès, mais l’effet d’une incapacité des organisateurs à gérer convenablement les flux.
D’un côté, les files d’attente transpirent la «bonne volonté culturelle» des spectateurs justement mise en évidence par Pierre Bourdieu ; d’un autre côté, elles ont le goût amer d’un tribu à payer (de son corps, de sa patience) pour avoir le droit d’éprouver des sensations artistiques.
Elles sont des goulots d’étranglement qui risquent de paralyser la «Nuit blanche».
L’envers des intentions affichées par les organisateurs.

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Philippe Mayaux, Pas sirène que ça !, série «Chimère», 2006. Cibachrome. 75 x 100 cm. Courtesy galerie Loevenbruck, Paris.

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