ART | CRITIQUE

Casanova forever. Véra d’or

PManuel Fadat
@16 Juil 2010

Manuel Fadat revient sur l'exposition d'Emmanuelle Etienne au Musée archéologique Lattara, répondant à deux contraintes liminaires: répondre à l’esprit du personnage de Casanova, incarnant une époque et un mode de vie, et composer avec le musée.

Matières fécondes et manières d’être là *

Dans le contexte singulier de Casanova forever, Emmanuelle Etienne a été invitée à exposer au Musée archéologique Lattara. Deux contraintes liminaires: répondre à l’esprit du personnage, incarnant une époque et un mode de vie, et composer avec le musée.

Car tout musée, nonobstant ses vertus pédagogiques et culturelles, est un espace identifié et construit qui instaure un régime de sensorialité spécifique, qui organise l’accès au voir et au savoir.

En revanche, l’artiste n’est pas sans disposer d’une connaissance intime de l’archéologie, des espaces «muséographiés», et d’une grande intuition. Elle s’intéresse par surcroît aux questions du temps, de la mémoire, de la perception, de la transmission, aux processus de fabrication des objets et des oeuvres. Précisons par ailleurs que les matières ont une importance capitale en ce sens qu’elles sont actives — elles contiennent en elles les processus de leur propre transformation — et que le point central de son travail est l’acte créateur lu-même, en tant qu’énergie vitale, nécessité et désir.

Emmanuelle Etienne a donc pensé l’insertion de son exposition dans l’exposition comme un bouleversement dans l’ordre des choses, du regarder et du sentir, en bref, une nouvelle politique du lieu. Toute la subtilité (acrobatie) résidait alors dans le fait de trouver la bonne mesure, les distances, les interactions, et de choisir les oeuvres justement, entre autonomie et hétéronomie.

C’est prise dans cette perspective, où le lieu-matière suggérait des règles et des process avec lesquels il fallait jouer, que l’artiste a choisi de disposer aussi bien des oeuvres existantes que de concevoir des oeuvres nouvelles, toutes se répondant, fonction d’un ajustement physique et psychique aussi savant qu’alchimique, aussi rationnel que magique. Deux dispositifs hautement réflexifs, Véra d’or et Labyrinthe (un labyrinthe constitué d’une double spirale), ont donc vu le jour, ainsi qu’une série d’objets drolatiques en verre soufflé décorés d’arborescences, en référence directe au personnage de Casanova, dont on dit assez familièrement que les gonades influençaient l’approche du monde et des êtres. Phénoménologie.

Véra d’or,
appartenant au Cycle de Véra, tout comme Labyrinthe, est une oeuvre maîtresse que l’on peut qualifier de dispositif expérientiel et réflexif. Celle-ci se présente comme une maison de verre bâtie sur le nombre d’or. On peut y entrer. Depuis l’extérieur, ce qu’il peut se passer à l’intérieur n’est pas visible, la maison étant recouverte d’un film sans tain qui reflète ce qui l’entoure.

Depuis l’intérieur, le spectateur, ou percevant (pour faire référence aux sciences cognitives) se trouve enveloppé dans le dessin d’une architecture, gravé sur les parois: une perspective qui n’est autre qu’une forme hautement symbolique. La représentation en perspective est ici importante à deux titres, pour ce qu’elle dit sur l’histoire de l’art occidental, mais aussi pour sa capacité à déclencher une certaine expérience esthétique. C’est une machine scopique.

Caché au coeur de la machine-optique-cameraoscura-lanterne-magique, le spectateur voit se superposer les architectures virtuelles imaginistes et l’architecture intérieure du musée. Il peut tout aussi bien se laisser aller à des pensées et des pratiques sensuelles! Mais attention, l’artiste ne dit pas ce que le spectateur doit voir, ou vivre, elle crée simplement les conditions de possibilité d’une expérience. Elle crée une situation performative pour s’interroger sur la question de l’être en train d’être, sur le principe, finalement, du labyrinthe.

On pourrait développer sur l’utopie, l’oeuvre ouverte, la fantasmatique de la transparence, la modernité, les Lumières et la questionde leur échec, l’érotisme, l’art comme processus de subjectivation et d’émancipation potentielle et finalement, de résistance. Mais ce qui est frappant, à écouter Emmanuelle Etienne, c’est de constater qu’il n’y a aucune différence entre la manière dont elle a procédé dans la conception de l’exposition et la manière dont elle réalise ses pièces, ce qui nous permet de mettre en lumière certaines de ses préoccupations et de sa poétique.

Parler avec elle de son «travail» artistique, qui relève autant de la procédure silence, propre aux arts plastiques (Paul Virilio), que du travail patience (Gilles Châtelet), nous conduit toujours aux confins d’un univers complexe (au sens morinien), idiosyncrasique, où se nouent et se dénouent des questionnements sur l’expérience vécue, le doute, l’Être, la connaissance, les savoirs, la politique, l’énergie, la transformation, la construction, la volonté, l’utopie, le devenir.

Le point fondamental qui ressort de toute tentative d’approfondissement de l’oeuvre, toujours en cours d’élaboration, et peu importe l’angle d’approche par lequel nous décidons d’y entrer, repose toujours sur la question de l’être-là, du Dasein, fameux concept heideggerien. Créer, c’est déclencher des processus, s’enrichir de connaissances, de lectures, se laisser aller à l’usure, à la fatigue, à l’incohérence, être en effet dans l’expérience d’un cours des choses choisi, c’est observer
la manifestation de l’étant à l’oeuvre, c’est constater que l’on est bien en vie, une manière d’être là. Pourtant, pas de répit, pas d’ataraxie, pas d’eudaimonia, pas de paix: toujours y aller, toujours faire-créer (poien), toujours recommencer.

L’ouvrage devient une façon de perpétuer cette recherche et de supporter le monde. Ainsi Emmanuelle ne s’arrête pas. Elle ne peut qu’avancer, éprouver, interroger. Elle laisse venir à elle les références, les éléments, les événements, les symboles, les images, projette mentalement, renonce, reprend, puis associe. Elle les fait monter progressivement du lieu de sa formation, de ses lectures, de ses cultures, de ses histoires, de ses perceptions, de son organisme. Ainsi, chaque pièce devient le lieu de la rencontre de préoccupations individuelles et collectives disposées en très fines couches et toujours mobiles.

* Le concept de matière féconde est développé par Ernst Bloch dans Avicenne et la gauche aristotélicienne, Suhrkamp Verlag, Frankfurt AmMain, 2005, éditions Premières Pierres pour la traduction, Saint Maurice, 2008. Manières d’être là, qui renvoie bien entendu directement aux manières de faire de Michel de Certeau, est emprunté au nom d’un groupe de création et de recherche nommé Pratiques de l’usure et Manières d’être là, faisant référence à une approche de l’art convoquant tout aussi bien John Dewey que Heidegger, Merleau-Ponty, Richard Shusterman, ou Félix Guattari. Cette expression de «manières d’être là» concentre l’essence, si l’on peut dire, de l’approche artistique et existentielle d’Emmanuelle Etienne, et d’un grand nombre d’artistes, par extension.

Texte paru dans le catalogue de l’exposition «Casanova forever» (Commissaire: Emmanuel Latreille, directeur du Frac Languedoc-Roussillon).
Emmanuel Latreille et Jean-Claude Hanc (dir.), Casanova forever, Éditions Dilecta (Paris) et Frac Languedoc-Roussillon (Montpellier), juin 2010, 328 p.

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