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Casanova forever

Laurette Atrux-Tallau

Sous le curieux pseudonyme de Chevalier de Seingalt, Casanova se choisit une nouvelle identité pour avancer masqué et inventer l’histoire de sa vie, en faire une oeuvre autofictionnelle dont il est l’auteur et le personnage. Les prouesses d’un chevalier d’aventure et de fortune voué à la seule cause de sa liberté. La création pure d’un destin hasardeux et sans attaches, tout à la fois dans la magie de l’éphémère et dans le mouvement perpétuel. La vie comme une fuite en avant ou une échappée belle afin de déjouer l’inexorable passage du temps.

Pour paraphraser Philippe Sollers, Casanova «a un temps fou, une durée à n’en plus finir. Il se répète, il fugue, il varie, il accumule, il saute (…). Comme les fleuves, comme la nature, à l’instant». Le concept du temps agit au coeur de l’art protéiforme de Laurette Atrux-Tallau. Ses photographies et ses vidéos explorent les potentialités et limites propres à chaque médium, avec le temps comme pivot et son corollaire immédiat, le mouvement. Quant à l’espace, la plasticienne l’investit en une pratique installative et sculpturale. Toutes les constituantes de l’oeuvre interagissent. Ses diverses phases évolutives sont indissociables. Elles sont comme les cellules autofécondées d’un organisme multiforme ou les combinaisons infinies d’une équation insoluble qui aurait le Temps et le mouvement, l’espace et la matière comme données.

Les photographies de Laurette Atrux-Tallau témoignent du dérisoire, du presque rien. Les objets ou matières en présence ont une nature familière et ordinaire, sans qualité particulière. Alchimiste du quotidien, la plasticienne met en œuvre de microphénomènes physico-chimiques anodins, des processus expansifs ou régressifs ténus qui rendent tangibles l’action transformative du temps et la nature transitoire de toute chose. Éclatement, gonflement, usure, liquéfaction, absorption, désagrégation ou mutation sont autant de métamorphoses de la matière, de son éclosion à sa disparition, en diverses temporalités. De la stratification de moments antérieurs à la pétrification d’un instant éphémère en une durée suspendue, ces images émouvantes explorent l’inframince cher à Duchamp, «le principe de transition des phénomènes, le monde allusif et éphémère de la limite extrême des choses, ce seuil fragile et ultime qui sépare la réalité de sa totale disparition ».

Dans les images animées du travail vidéo, le traitement du mouvement (fictif et suggéré par le flou dans les images fixes) induit une autre perception spatio-temporelle.
Le montage en boucle contrarie la narration et confère au temps et au mouvement une dimension itérative chargée d’ambiguïté. Une perception cyclique et non linéaire, un éternel retour du même, angoissant et absurde, tel le supplice infligé à Sisyphe.

La répétition ou la reproduction (du geste, de la forme, du mouvement) est un autre axe majeur de l’œuvre de Laurette Atrux-Tallau (tant dans le faire que dans la représentation), avec l’omniprésence de la forme sphérique et la récurrence du mouvement cyclique. Forme pleine et harmonieuse, le cercle est aussi un vide, un abîme: il est le principe de toute ouverture de la forme sur la non-forme. Quant au mouvement circulaire, parfait et immuable, exempt de variations, il n’a ni commencement ni fin et s’inscrit dans un temps infini. Sous une apparence formelle éminemment séductive, l’art de Laurette Atrux-Tallau n’a de cesse d’interroger l’ambivalence permanente entre finitude et infinitude, forme et non-forme, plein et vide.

Ces constantes s’affirment avec acuité dans l’appréhension du volume et de l’espace, au coeur des préoccupations actuelles de la plasticienne et déjà en gestation
dans l’approche photographique. Cadrages serrés ou mode macro y révèlent des textures remarquables et des sujets dont la plasticité affirmée s’intensifie quand les volumes se détachent sur fond blanc. En de nombreuses images, les sujets semblent d’ailleurs curieusement soumis à un processus de gestation interne, une force expansive, une volonté d’extraction de la bidimensionnalité. À la lisière des pratiques photographique, sculpturale et installative, certaines oeuvres témoignent plus
nettement encore de cette volonté d’émancipation: agrandis ou réduits, détourés et apposés sur divers supports ou surfaces, les sujets photographiques s’autonomisent et entrent en dialogue avec l’espace. Mais c’est au tournant des années 2000 que se produit l’évolution la plus marquante en terme de prise de  possession spatiale, quand apparaît pour la première fois une sculpture installative, totalement affranchie du référent photographique.

L’assemblage d’une multitude de boules de polystyrène hérissées de piques de bambou génère un organisme hybride et tentaculaire dont l’apparence frêle n’atténue guère son caractère inquiétant, tant il paraît régi par un mouvement expansif incontrôlable. De près, ses piquants ne laissent plus aucun doute sur sa nature menaçante. Le temps et le mouvement sont encore à l’œuvre, en diverses manifestations. La composition matérielle du volume renvoie à son processus de fabrication, lent et méticuleux: la création de centaines de modules identiques, puis leur assemblage dans l’espace, basés sur une répétition de gestes inscrits en un mouvement cyclique et une durée diffuse.

La fragilité des matériaux témoigne du caractère périssable de l’œuvre, tandis que son immobilité la fige en une durée immuable. À l’instar du monde sensible, l’art de Laurette Atrux-Tallau oscille entre éphémère et renouvellement perpétuel, entre finitude et infinitude. Cette œuvre offre aussi une réponse toute singulière à la question de la forme et de la non-forme. Chaque module de boule et piques est comme la pièce détachée d’une œuvre en kit qui n’existe que dans la duplication, l’imbrication et l’accumulation du même. Quant au volume résultant de cet assemblage, il ne fait sens que par son installation dans l’espace. Complètement tributaire de son environnement spatial (architectural, urbain ou naturel), l’œuvre semble toutefois peu encline à un tel assujettissement. Mutine, elle ne se résigne pas à s’adapter sagement au lieu et préfère le phagocyter par surgissement soudain, prolifération incontrôlable, contamination diffuse…

Elle prend possession de ce corps imaginaire qu’est l’espace autant qu’elle se laisse pénétrer par lui. Ses formes à la fois fermées et ouvertes jouent du plein et du vide, du dedans et du dehors. La figure libertine et libertaire de Casanova se rappelle encore à nous: un corps vivant dans sa fluidité rythmique, mais aussi plusieurs fois soumis à la contagion et au dysfonctionnement. Semblable à une armada de virus anarchiques ou d’oursins géants, l’installation créée in situ dans la Chapelle des Pénitents Bleus est saisissante. Sa monumentalité répond à la théâtralité de l’édifice baroque qui l’accueille. A la débauche colorée des faux-marbres décoratifs, elle oppose sa monochromie noire, chargée de mystère et d’opacité. L’énergie interne du volume protéiforme entre en résonnance avec celle du lieu. Animées d’une même volonté de dilatation maximale dans l’espace, œuvre et architecture se confrontent en un corps à corps à la tension palpable.

Ailleurs, des œuvres de petites dimensions instaurent une nouvelle relation entre volume, espace et spectateur. Cher à la plasticienne, le changement d’échelle induit ici un rapport de proximité et d’intimité. Toutefois, la miniaturisation des formes de boules et piques ne les rend pas plus affables. Si leur charmante petite taille suggère un mouvement de repli, leurs piquants sont toujours hérissés et leur potentialité invasive demeure. D’autres spécimens aux formes lovées semblent davantage inoffensifs, mais ce serait ignorer l’imminence de leur gestation, éclosion ou mutation, tant ils s’apparentent à des organismes en phase intermédiaire de développement, cocons renfermant une chrysalide ou ovoïdes prêts à éclore. Entre deux temporalités… En d’autres pièces, une enveloppe sphérique renferme le vide et lui dessine des contours flous et mous. Entre forme et non-forme… Sous une trompeuse simplicité formelle, l’art de Laurette Atrux-Tallau se situe dans le champ imperceptible de l’entre-deux et touche à l’essence des choses. Ses transmutations insaisissables et infinies nous plongent au cœur d’un vertigineux abîme spatio-temporel.

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Natacha Lesueur

Le travail photographique de Natacha Lesueur est dès l’origine orienté par la question de la surface: surface d’impression, l’image photographique renvoie par analogie directe (ou jeu de miroir) à l’apparence sensible du sujet photographié. Ce dernier est toujours un individu choisi (d’où son prénom en titre, lorsqu’il est cadré au niveau du visage) que l’artiste fait poser de manière très précise, en intervenant préalablement sur son corps. Les «sujets» de Natacha Lesueur sont par conséquent des êtres eux-mêmes imprimés, à qui il s’agit, pourrait-on dire, de faire «rendre corps», et non de réduire justement à une surface bidimensionnelle, aussi élégante soit-elle.

Ainsi, les images de Lesueur sont le résultat d’un véritable combat avec la surface du monde, dont l’artiste tente, avec détermination et lucidité, de s’affranchir. La série en noir et blanc dite des «Rideaux de cheveux» présente huit visages de jeunes femmes. Le rideau qui les masque légèrement, ou les voile, fait bien entendu songer au crêpe du deuil autant qu’à l’élégante parure de la séduction, exprimant bien l’attrait sensuel de toute surface — et le désir qu’elle suscite — mais aussi le revers inquiétant de l’apparence, que chaque être offre à l’appréciation ambivalente des autres. (Emmanuel Latreille)

Textes parus dans le catalogue de l’exposition «Casanova forever» (Commissaire: Emmanuel Latreille, directeur du Frac Languedoc-Roussillon).
Emmanuel Latreille et Jean-Claude Hanc (dir.), Casanova forever, Éditions Dilecta (Paris) et Frac Languedoc-Roussillon (Montpellier), juin 2010, 328 p.