ART | CRITIQUE

Carry On As If Everything Was Alright

PJulia Peker
@12 Jan 2008

Peuplé d’objets quotidiens familiers, l’univers créé par Kintera organise d’invraisemblables croisements, dotant d’une vie inquiétante les rebuts de la consommation. Difficile de continuer comme si tout allait bien, quand les couteaux copulent avec les pastèques, et que les souris d’ordinateurs se mettent à frétiller de la queue…

En ouvrant la porte vitrée de la galerie Schleicher+Lange, on pénètre dans un univers familier et inquiétant, peuplé des objets les plus banals de notre monde quotidien, mais restitué entre ces murs à une vie autonome monstrueuse.

Un sac en plastique accueille le passant intrigué et intrépide, duquel émergent quelques paquets de chips, ainsi qu’un imposant concombre. L’assemblage se limiterait à l’assortiment hétéroclite, s’il n’était investi d’une vitalité agitée: Kintera a dissimulé dans ce sac un moteur qui le livre à des contorsions sans répit, tandis qu’une voix caverneuse et ralentie émerge du ventre de la bête pour clamer bruyamment un message confus. Le bruit du sac froissé se mêle aux accents graves de cette voix monstrueuse, et cet ensemble sonore envahit l’espace de la galerie.

Un peu loin, un enfant se tient face contre le mur, encapuchonné sous son sweat, dans une posture d’autiste. Cette présence «humaine» se refuse à habiter l’espace de l’exposition en lui tournant le dos. On pourrait croire à un enfant mis au coin, subissant patiemment sa punition, s’il n’y avait à ses pieds des débris de plâtre.
Régulièrement, sa tête frappe violemment contre le mur. Le bruit mat de ce choc s’ajoute à celui de la voix caverneuse qui vient de nous accueillir, et cet univers sonore donne un écho hostile à notre regard d’abord amusé. Quelques mots se dégagent du magma anglophone du sac ventriloque: on comprend celui de «shit», qui revient comme une litanie menaçante.

Kristof Kintera crée un univers singulier avec un minimum de moyens, puise au cœur du familier pour en extraire une essence inconnue et troublante. En disposant son exposition, il a choisi de limiter les œuvres, et cette épuration donne toute sa force à la présence qui en émane. L’intensité sonore de ces installations s’allie efficacement à leur économie plastique.
Le regard ne suffit pas à mesurer la vitalité de cet espace désertique. Imprévisibles et incompréhensibles, les bruits diffus mettent en pièces nos prétentions à détecter et expliquer ce qui s’agite sous nos yeux. Kintera crée un monde insolite sur les ruines de celui que nous connaissons.

Un grand cactus se dresse au milieu de la pièce, composé de canettes de bière Heineken, comme s’il avait poussé sur les débris de nos déchets et les avait assimilés.
Un bâton de ski se fiche sur une souris d’ordinateur, et, puisque toute souris qui se respecte se doit d’avoir une queue, un câble frétillant conclut cette improbable composition.
Tout est possible dans ce monde où les couteaux électriques copulent avec les pastèques. Arrachés à leur usage courant, à leur mode d’emploi, déviés du circuit balisé de la consommation, les objets trouvent une vitalité nouvelle. La fonctionnalité n’épuise pas la matérialité. L’usage que nous en faisons les vide de leur intention technique, sans pour autant les anéantir.

S’il fallait qualifier la tonalité de cette exposition, il faudrait sans aucun doute recourir à l’assemblage de deux notions, dont l’art contemporain a inventé la compatibilité: surréalisme et réalisme. A ce titre, Kintera revendique la paternité duchampienne. Son œuvre est le fruit de ce mariage incroyable: un univers familier méconnaissable, jailli mystérieusement des débris de nos objets de consommation.
Les déchets encombrants sont un matériau inépuisable: il n’y a qu’à puiser dans la surproduction pour trouver de quoi faire. Reste à leur insuffler la vitalité quasi organique dont l’usage technique les prive ordinairement. La rencontre d’un couteau électrique et d’une pastèque ne se limite pas à la juxtaposition insolite: ces deux objets copulent sous nos yeux, et ce coït a une signification vitale. Mis au rebus, ils s’animent enfin, délivrés de l’intention castratrice qui a présidé à leur production.

Une inquiétude grinçante se dégage de cet univers monstrueux. L’objet le plus simple refuse de disparaître derrière sa signification technique, s’assemble à ses pairs dans l’ombre de nos détritus. Ce coït met au défi les lois qui structurent notre monde, le partage entre objet inanimé et corps vivant, déchet et substance régénératrice. La seule silhouette humaine peuplant ce désert lui tourne le dos, en lui opposant le choc cinglant d’un autisme sans visage.

Kristof Kintera :
Homegrown I, 2004. Canettes de bière, structure en aluminium.
Revolution, 2005. Matériaux divers.
Coitus Bizzarus, 2004. Couteau électrique, mécanisme, fibre de verre.
Something Electric, 2004. Noix de coco, câble, mécanismes, moteur.
We’ve got the Power, 2003. 300 kg de pommes de terre, 205 paires d’électrodes de cuivre et zinc, régulateur électronique, affichages à cristaux liquides, montres électroniques, alimentés par l’énergie extraite des pommes de terre.
Conflict of Interests, 2004. Perceuse, aspirateur, régulateur électronique, rallonge.
Appliance, 1997–1998. Fibre de verre peinte, mécanisme vibratoire, minuterie, commutateurs, impression numérique, carton.

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