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Carole Brand

Carole Brand a pour idée fondatrice, à première vue contradictoire, de rendre matérielles des choses éphémères, destinées à disparaître, de cacher pour révéler ce qu’on ne voit pas par manque d’attention, de jouer avec les détails cachés, donc invisibles, et qui deviennent visibles par son intervention. Cette idée d’empreintes et de traces en différents médiums façonne son vocabulaire formel qui s’articule ainsi autour d’un jeu d’oppositions qui crée un dialogue.

Carole Brand participe à l’exposition collective «Regarde-moi», du 26 juin au 30 juillet 2003 à la galerie Alain Le Gaillard à Paris. Parallèlement à cette exposition, elle présente, en ce moment, dans la grande vitrine du MaMaC de Nice, une cinquantaine de dessins réalisés avec des bulles de savon et accrochés au-dessus d’une série de cactus.

Née en 1973 et diplômée de l’Ensba-Paris, Carole Brand vit et travaille à Paris et à Villefranche-sur-Mer.

Gérard Selbach. J’ai été exposé à votre travail à l’occasion de «Comme un lieu commun» en 2002, à la galerie St Germain de l’Université de Paris 5, et j’avais pu apprécier votre réponse très discrète à la proposition du lieu. Pouvez-vous décrire votre démarche?
Carole Brand. J’avais été confrontée, comme quatre autres artistes, dont Emmanuel Régent, aux contraintes spécifiques du lieu — une longue galerie austère en pierre et sol en marbre, plusieurs bustes d’universitaires. La difficulté venait de trouver une solution pour intégrer mon travail à ce lieu. L’idée fut de travailler sur des détails très précis des sculptures, frises, bustes et ferronneries qui ornent la galerie, et qui sont habituellement invisibles aux personnes traversant ce lieu de passage où personne ne s’attarde. J’ai voulu attirer et arrêter le regard sur les détails, les rendre plus visibles et plus matériels en les cachant. Ma proposition fut donc, à première vue, contradictoire: cacher pour révéler ce qu’on ne voit pas par manque d’attention, jouer avec les détails cachés, donc invisibles, mais qui deviennent visibles par mon intervention.

Comment avez-vous procédé et quel médium avez-vous utilisé?
Ce travail était, en fait, une continuité des travaux antérieurs, mais en un médium différent. J’ai utilisé la céramique et l’émail pour la première fois, alors que, auparavant, je me tournais vers des matériaux plus friables, éphémères, de la terre qui se désagrégeait progressivement avec le temps, encore que j’en ai utilisée ici aussi, mais de façon autre.

Est-ce la galerie Saint-Germain, ce lieu solide, en marbre éternel, habité d’immortels, qui vous a amenée, comme en résonance, à changer de matériau?
Oui, dans le cas de la céramique, j’ai choisi un matériau qui réponde à cette solidité, à cette durabilité. Mais j’ai aussi repris la terre qui créait une proposition intéressante par sa contradiction. En couvrant d’un masque de terre les bustes d’illustres universitaires, je voulais les ramener à la réalité présente, les révéler, mais tout en les cachant, en les masquant. Car, avec le temps, la terre devait devenir friable, s’effriter, tomber en poussière, et donc faire apparaître, petit à petit, les visages cachés… les faire émerger de la terre. En somme, c’est comme si, par mon intervention, je les avais enterrés pour mieux les déterrer, mais dans un processus très lent.

Vous avez repris cette idée d’un travail in situ dans l’exposition «Regarde-moi».
J’ai eu envie de poursuivre le travail, car cette recherche m’avait intéressée, mais la solution était autre. Tout d’abord, les empreintes, les masques ont été réalisés sur des visages de personnes vivantes, en l’occurrence ceux des artistes qui exposaient. Là encore une contradiction. L’idée centrale de l’exposition est «Regarde-moi», alors que le regard de l’artiste est caché par la terre posée sur le visage. Un seul regard existe donc: celui du spectateur qui regarde l’autre, mais sans échange puisque l’autre ne renvoie pas le regard. Seules les céramiques, réalisées à partir des moulages, répondent au regard du spectateur et permettent les échanges.
Dans mon travail, la lecture se fait en deux temps. On peut se contenter de regarder l’extérieur. Mais, si l’on est attentif à la pièce posée par terre, on aperçoit le visage de l’artiste en positif, alors qu’il est en négatif au départ. Le dialogue se renoue par les échanges de regards, et le spectateur devient complice. Si l’artiste est absent de la galerie, le spectateur peut donc reconstituer, recomposer le visage grâce au moulage positif et négatif. En fait, ce ne sont pas vraiment des masques. Ces céramiques représentent la pensée intérieure de l’artiste. Leurs couleurs reflètent les couleurs des pièces présentées dans cette exposition. J’ai souhaité créer un lien entre la céramique et ce qui est accroché, sans décalage. Chaque pièce possède ainsi une identité différente. Je voulais poursuivre ma démarche précédente et, de plus, jouer sur ce registre, un peu ludique.

Avec l’installation au MaMaC, vous avez changé de médium…
En effet, il s’agit d’une installation d’une cinquantaine de dessins de 20 x 20 cm sur lesquels des bulles de savon ont explosé. Les bulles montent en l’air et éclatent. J’ai essayé de garder trace de cet éclatement, cet écrasement, cet instant de leur disparition en les attirant et en les captant sur une feuille de papier. Cette idée d’empreintes et de traces est une constante dans mon travail. Rendre matérielles les choses éphémères, destinées à disparaître avec différents médiums: photo, céramique, dessin. Dans ce cas, seul le papier pouvait devenir support éponge pour garder trace des bulles. Ces cinquante dessins composaient l’envol, le nuage de bulles, très fluide, très évaporé. Au pied du mur étaient rangés cinq cactus qui mettaient en évidence l’enjeu, la situation. Les épines fragilisent et font disparaître ces bulles.
Je poursuis cette recherche sur l’éphémère et le durable, sur le caché et le montré. En tout cas, j’aime donner l’illusion d’une forme qui apparaisse en deux temps, d’une lecture en deux temps. Telle cette œuvre où le spectateur devait mettre le processus en œuvre en mettant le pied sur un gonfleur qui faisait apparaître une empreinte de pied en négatif sur la surface de toile blanche en latex (Après-vous, 1999). Le spectateur crée sa propre empreinte en actionnant le mécanisme. Il aurait pu ne pas agir et se contenter de regarder une feuille de latex tendue. S’il actionne le gonfleur, une deuxième lecture de la sculpture peut se faire. Je lie, en fait, la sculpture au dessin, je cherche la manière d’intégrer le dessin dans la sculpture. Lorsque le spectateur actionne la pompe, la forme d’un pied se matérialise. C’est une sculpture qui dessine l’empreinte, et c’est un vide qui se matérialise; les contraires, en somme, du vide et du plein, de l’éphémère et du durable.
À l’occasion de l’exposition chez EOF («04 Murs», nov. 2002), le spectateur pouvait ouvrir ou non la carte. S’il l’ouvrait, il matérialisait la vitre par l’éclat, le bris de verre; il découvrait l’existence du verre en le cassant. S’il ne l’ouvrait pas, il se contentait de l’image sur la carte. Certains visiteurs ont trouvé le bruit très violent. Pourtant le son est à la fois très dur et très doux. J’aime bien intégrer la personne qui lit le travail, elle est partie prenante. Je lui laisse le choix, tout ne le lui laissant pas, ce qui est sans doute contradictoire. Il peut aussi ouvrir la carte et la refermer plusieurs fois. Et à chaque fois, la vitre se rematérialise puisqu’elle se rebrise. Il y a là un processus où la boucle se referme; un cycle se met en place.

Le son, la vitre qui se brise sont, chacun à sa manière, des matériaux éphémères. La temporalité, le temps qui passe ou la brièveté de la vie semble un élément important de votre réflexion créative. Vous parliez de cycle, peut-être pensiez-vous au cycle de vie?
Oui, j’ai beaucoup utilisé de matériaux éphémères, comme, par exemple, le savon: j’ai réalisé des colonnes de savon très hautes et peu durables. Le savon s’effrite, s’émiette quand il se dessèche, ou il se liquéfie et se dissout lorsqu’il est mouillé. C’est ce qui m’intéresse. J’essaie maintenant de matérialiser ce processus de vie, de détourner le côté éphémère avec des matériaux plus durables. C’est vrai que la violence est là à la galerie Alain Le Gaillard: j’étouffe le regard, la personne aussi, d’une certaine manière. Un côté très dur et très fragile à la fois.

Il est vrai que les masques font penser à des masques mortuaires posés sur des visages vivants. Toujours des contradictions. Vous avez une attitude ambiguë vis-à-vis de la vie et de la mort.
Parce que le regard est caché, il est interne. Je suis contente d’avoir enclenché ce travail avec «Comme un lieu commun» et d’avoir changé de médium. Mais ici, la représentation de l’idée est différente.

Que voulez-vous dire?
La représentation de l’idée morbide… La mort effraie tout le monde, mais, en fait, je veux parler de vie soit par la trace, l’empreinte, soit par des matériaux qui permettent de traiter de ce sujet. Ce n’est pas sombre. Les dessins de la vitrine du MaMaC sont clairs, transparents, une couleur bleutée, légère qui faisait penser à des méduses, d’après certains spectateurs.

Ces bulles sont-elles liées à l’influence du lieu, de la mer? Comme si vous aviez travaillé in situ.
Investir un espace est important. Pour les vitrines, je voulais montrer la transparence, la légèreté, la mer, le ciel, le soleil. C’est vrai pour Raoul Dufy, et bien d’autres artistes, la lumière a influencé tous les peintres qui ont travaillé ici. Elle est très blanche, ce qui explique que j’ai voulu imprimer les bulles sur du papier très blanc qui capte la lumière. Cette proposition convient bien au projet. Des cactus sont aussi présents, eux aussi, comme dans cette région.

Votre vocabulaire formel a été tout autre: vous êtes passée de la solidité de la terre à la légèreté des bulles…
Dans l’exposition «Regarde-moi», la céramique était pour moi incontournable. Mais, la pesanteur, le poids sont là dans la céramique comme dans les bulles, même si je passe d’un extrême à l’autre. Dans «Comme un lieu commun» ou ici à la galerie Le Gaillard, les pièces de céramique sont posées à même le sol, soit au-dessous des bustes et frises, soit au-dessous des œuvres des artistes exposés. Je voulais que la terre redevienne terre, objets, matière, qu’il n’y ait point de séparation, qu’il y ait contact, même si, à la limite, on ne les voit pas au premier coup d’œil. Les pièces deviennent taches.

Après tout, si vous aviez placé ces pièces sur un socle, allons jusqu’à dire sur un piédestal, vous auriez voulu dire: «ce sont des œuvres d’art, regardez-les comme des œuvres d’art».
Le sens en aurait été, en effet, changé. Je ne souhaitais pas cette lecture. En fait, l’idée ne m’en était même pas venue. Avoir une rangée de moulages posés sur des socles, à hauteur unique, je n’en voulais pas. Pour moi, la terre doit retourner à la terre en devenant poussière. Elle doit donc être en contact du sol.

L’inconvénient est qu’un visiteur peut mettre le pied dessus par mégarde et casser la pièce. Après tout, vos bulles ont bien explosé…
C’est un risque, et c’est arrivé dans «Comme un lieu commun». J’ai été ennuyée, car c’était une belle pièce. Mais, je n’ai pas tendance à m’attacher aux choses. Je prends du recul. Je me concentre sur les pièces au moment où je les conçois, où elles se matérialisent. Puis, une fois la phase créatrice passée, je m’en sépare facilement. C’est dans mon caractère. Les pièces ne m’appartiennent plus, une fois exposées. Elles appartiennent au public, aux visiteurs qui les apprécient ou non, les comprennent ou non.

Je suppose que ce rapport au public est important pour vous, même si vous semblez vous détacher du travail une fois réalisé…
Bien sûr. Tout visiteur peut l’interpréter comme il veut, le voir comme il a envie de le regarder. C’est l’individu face à la pièce, il s’établit ou non un contact, un échange, un dialogue. Il y a certes une attente de ma part puisque j’expose la pièce, et c’est très satisfaisant de voir le spectateur qui s’interroge sur sa réalisation, sur le choix du matériau, sur le pourquoi et le comment du travail. C’est vrai que la phase créatrice ressemble à un accouchement, puis l’enfant mène sa vie, il ne m’appartient plus. Mes œuvres sont des traces qui appartiennent aux gens qui les regardent.

Avec l’exposition dans les vitrines du MaMaC, vous avez gravi un échelon. Vous êtes au début de votre carrière de créatrice, et donc, être choisie par les conservateurs d’un musée doit être une marque de reconnaissance de votre travail. Pensez à l’image attachée à l’institution muséale, vous êtes déjà institutionnalisée, d’une certaine manière.
Oui, mais cette invitation n’a pas modifié ma conception de la création. Simplement, le travail que je pratique journellement, se concrétise en un lieu différent. La création artistique est une voie compliquée, difficile. Ce passage par un musée donne envie de poursuivre cette voie. Tant de jeunes artistes n’ont pas cette chance d’être montrés.

Pour cette expo, les conservateurs vous avaient-ils donné un cahier des charges, concernant par exemple la dimension des œuvres ou les matériaux?
Non, nous avions carte blanche, de la réalisation à l’accrochage. C’était une chance d’être entièrement libre. Mais, par ailleurs, la pression était très forte. Heureusement, avec Emmanuel (cf. l’interview d’Emmanuel Régent), nous nous soutenons mutuellement, et cela se passe bien.

Comment parvenez-vous à poursuivre votre recherche personnelle, tout en travaillant si étroitement avec Emmanuel? Je ne perçois pas de points communs, ni dans la forme, ni le langage esthétique que vous tenez pour décrire votre travail.
Oui et non. Ce n’est pas si différent que cela. Il est vrai qu’Emmanuel est très préoccupé par la peinture: à savoir comment un jeune artiste peut-il peindre aujourd’hui avec le lourd poids historique d’un tel médium. La peinture a été tellement critiquée et remise en question. C’est pourquoi quand Emmanuel faisait référence à Monet et Klein dans leurs relations au paysage, on sent sa préoccupation. Je n’entre pas dans cette problématique. Je n’aborde pas ce médium. Je me sens plus proche de la sculpture, du volume. Le travail d’artistes contemporains comme Michel Blazy ou Michel François nous intéresse tous les deux, cette simplicité, le fait de rendre poétique de petites choses.

Comme les bulles de savon…
C’est vrai, quand on les regarde, elles sont toutes différentes: leur taille, leurs couleurs irisées. Elles volent et donnent libre cours à l’imaginaire du spectateur, elles ne suivent aucunes règles et sont le jeu du hasard et de la lumière.

Vous avez aussi participé à plusieurs expositions collectives. Offrent-elles un contexte ou un prétexte créatif particulièrement riche?
Je trouve toujours intéressant de rencontrer d’autres artistes, de ne pas rester enfermée. L’art est un domaine ayant une porte grande ouverte par où la communication doit passer, où il doit y avoir des échanges, un dialogue. Mais, malgré tout, ces rencontres ne modifient pas fondamentalement ma démarche.

Entretien réalisé par Gérard Selbach en juillet 2003 pour paris-art.com.

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