ART | INTERVIEW

Carole Benzaken

PLaurent Le Bon
@12 Jan 2008

Pour les vitraux de l’église de Varennes-Jarcy, Carole Benzaken a « rempli » les verrières avec des tulipes sectionnées, en référence à l’extrême sensualité de la chapelle de Vence par Matisse. Réalisés au terme de constants va-et-vient des maquettes aux verres, par le saut d’une technique à l’autre, les vitraux sont une peinture dans l’espace avec la lumière pour médium.

Laurent Le Bon. Que représente pour toi une commande publique ?
Carole Benzaken. Si je mets à part quelques expériences comme la commande d’estampes de la Délégation aux arts plastiques confiée à plusieurs artistes, le projet pour les vitraux de l’église de Varennes-Jarcy est ma première véritable commande publique.
Il est clair qu’une œuvre comme celle que j’ai réalisée ici n’aurait pas pu se concrétiser sans cette procédure de commande publique, car son coût n’aurait pu être pris en charge par la seule commune de Varennes-Jarcy, qui est à l’origine du projet. La commande publique joue donc une vraie fonction patrimoniale.

Est-ce que tu trouves normal d’être mise en compétition, certains artistes refusent d’ailleurs le principe du concours ?
Oui. C’est de l’ordre de la responsabilité politique que de mettre en concurrence des choix artistiques. Un comité (représentatif des différents partenaires) se réunit et tranche sur des critères qui lui appartiennent, que l’on peut espérer esthétiques, et qui montrent clairement que la décision publique relève nécessairement d’une volonté politique. Ce n’est donc pas un simple problème de compétition, en fait…
D’autre part, pour les mêmes raisons, je pense qu’il est nécessaire de procurer aux artistes présélectionnés un cahier des charges précis à partir duquel se posera la question de leurs exigences et de leur liberté.

Quel était le cahier des charges pour l’église de Varennes-Jarcy ?
Le thème de l’arbre de Jessé, lié à la reproduction d’un fragment du vitrail original de l’ancienne abbaye royale de Gercy (conservé au musée national du Moyen Âge à Paris) était imposé. Mon projet n’a pas pris en compte ce thème à la lettre. Cela m’a d’autant plus réjouie lorsque j’ai appris qu’il avait été retenu, à la suite d’une phase d’étude qui mettait en concurrence trois artistes.

Peux-tu décrire ce projet ?
Après mure réflexion, j’ai finalement opté pour un choix radical : ne « remplir » les verrières de l’église qu’avec des tulipes sectionnées. Cela m’a permis un retour sur un thème qui m’avait obsédée pendant plus de trois ans, quelques années auparavant. Les trois baies du chœur sont pensées comme un triptyque ; le panneau central faisant plus de 6 mètres, il ne retient de la tulipe que sa tige morcelée par fragments et quelques rares calices rouges et mauves. La tulipe correspond à l’arbre de Jessé. C’est l’axe central autour duquel s’articulent les deux autres panneaux, moins hauts, de 4 mètres environ : à gauche, originellement le vitrail de la Passion, des tulipes noires (violettes, bleues, et pourpre), à droite, l’arbre de Vie, des tulipes rouge-sang et blanc intercalées avec des rouges.
Le reste des baies se déploie autour de cet axe : au sud, par des tulipes aux couleurs chaudes très saturées, rouge, jaune, orange, rose; au nord, dans le prolongement des tulipes noires, par des tulipes aux tons plus froids, mauve, violacé, jaune-vert très pâle. Quant au vitrail ouest, il a sa propre autonomie, et la couleur de ses fleurs jaunes et blanches a été pensée pour recevoir la lumière du couchant, qui à son maximum d’intensité peut changer le blanc en rose et le jaune en jaune d’or.

Songeais-tu à quelques références artistiques précises ?
Lors de mon passage à la Villa Arson à Nice, j’ai pu voir et revoir la chapelle de Vence de Matisse. C’est évidemment une référence incontournable. Ce qui m’avait frappée à l’époque et qui a certainement influencé mon choix pour les tulipes, c’est d’une part l’extrême sensualité, j’oserai dire féminine, de sa chapelle, l’aspect luxuriant du choix des motifs végétaux, et la dimension tactile de la couleur projetée. La matérialisation du concept de l’incarnation par le phénomène lumineux/optique et un choix iconographique pouvant appartenir aussi bien au domaine profane qu’au domaine religieux (je parle bien sûr des vitraux uniquement, et non des céramiques) étaient très impressionnants. La Sainte-Chapelle à Paris, les petites églises du Royans et l’église de Ronchamp, ont eu également une grande importance pour moi. Mais je n’ai volontairement plus regardé de vitraux durant toute l’élaboration du projet.

Comment s’est déroulé ce processus d’élaboration ?
J’ai beaucoup hésité dans un premier temps sur le choix iconographique. J’ai beaucoup jeté… J’étais un peu terrorisée… J’avais d’abord pensé aux tulipes, puis immédiatement décidé d’éviter ce sujet. Suite à de nombreuses promenades dans les déserts californiens, et ayant emmagasiné de nombreux clichés photographiques de ces arbres nommés Joshua tree, qui donnent d’ailleurs leur nom à un désert tout près de Los Angeles, j’ai pensé à les utiliser. Le résultat à partir de mon expérience du désert californien n’était pas satisfaisant, à mes yeux trop anecdotique, sans un réel sens par rapport à l’architecture de l’église de Varennes-Jarcy. Les arbres manquaient de variété colorée, je suis finalement revenue à mon idée d’origine. Les tulipes offraient de multiples possibilités chromatiques, ainsi qu’une démultiplication symbolique, c’est-à-dire qu’elles pouvaient être recadrées, devenir calice, coupe rituelle remplie du vin de la célébration, fruit de l’arbre de la connaissance et évidemment fleur à part entière. De plus, l’homologie de structure entre la transparence du verre coloré utilisé pour le vitrail et la translucidité du pétale de la tulipe me séduisait.

Quels furent tes rapports avec l’atelier Duchemin pour la réalisation de ton projet ?
Je ne connaissais pas l’univers des maîtres-verriers. J’ai été complètement émerveillée ! Nous avons travaillé dans un dialogue constant, et avec une grande intensité. Dès le départ, Gilles Rousvoal et Dominique Duchemin ont préconisé l’usage du verre plaqué, retravaillé, ou gravé par un acide, méthode qui, après de multiples essais, a été retenue. Par un travail d’équipe nous choisissions tour à tour la coloration des verres, le placement des coupes pour le plomb ou pour l’aile de plomb (le copper-foil), etc.
Une fois les verres choisis et coupés, je retravaillais au crayon gras les plaques de verre de chacune des baies. Ce travail accompli, c’était au tour de Gilles Rousvoal : il plongeait une à une les plaques de verre préparées dans un acide pour ronger la couleur et ainsi obtenir les nuances voulues ou obtenues par hasard. Il rajoutait également au pinceau le jaune d’argent. Pour finir, je reprenais les plaques, pour y rajouter la grisaille permettant d’obtenir de la profondeur et Gilles les remettait à cuire. Dans l’ensemble, nous n’avons pas ménagé nos efforts. Mais ces efforts pour moi étaient pur plaisir !

Quelle fut ton impression lors de la pose de la première baie ?
Je suis arrivée un matin, je me suis dis un instant que ce n’était pas mon travail. Cela existait, mais sans moi. Une étrange sensation de complète dépossession. C’était comme si ça avait toujours été là, comme si je n’en étais pas l’auteur. De plus, mes critères d’évaluation s’étaient évanouis; un tableau même s’il change de contexte reste un tableau. Alors qu’ici je voyais mon travail, d’une certaine manière, pour la première fois; l’architecture s’en était emparée, la lumière le transformait. Tout cela était complètement nouveau pour moi.
Petit à petit, j’ai pu réaliser ce que j’avais fait : la synthèse m’a fait oublier les expériences fragmentées de l’atelier. Les maquettes avaient disparu. Par ailleurs, quand j’ai vu le triptyque posé dans l’église je me suis aperçue d’une chose : la disproportion des fleurs par rapport aux fenêtres fait écho à la démesure des baies dont la taille agrandie au « standard » gothique ne correspond pas à l’échelle de cette petite église romane. Cela m’a beaucoup touché, tout comme la voûte irrégulière qui rappelle la forme d’une tulipe inversée.

Quel sentiment as-tu du passage d’une technique à une autre ?
Le passage de la gouache au verre est magique. Le travail de transposition consiste en un constant va-et-vient des maquettes aux verres qui est au fond très empirique. Le verre est premier. Les maquettes étant très riches en couleurs, il a fallu décider entre rester fidèle à cette diversité chromatique en utilisant beaucoup de plomb pour assembler toutes les couleurs, ou réduire la gamme colorée pour réduire au maximum le cerné de plomb. Finalement, nous nous sommes détachés des maquettes, car la surabondance du plomb nous rapprochait du vitrail à l’ancienne et l’aspect technique l’aurait alors emporté sur la justesse de la perception générale. Le saut d’une technique à l’autre est merveilleux : c’est une peinture dans l’espace avec la lumière pour médium. Conceptuellement, je n’ai rien cédé mais le verre a bonifié mes intuitions premières.

Est-ce que la situation de l’église en Ile-de-France a eu un impact sur ton travail ?
Sans doute, inconsciemment. C’est une ville du Nord. Le vitrail est une aventure du Nord au départ. Le contexte d’aujourd’hui m’intéresse : Varennes-Jarcy se trouve à la frontière entre ville nouvelle et campagne. On y pratique une agriculture intensive, la Fondation Dubuffet et Disneyland ne sont pas loin.

Quelles conclusions tires-tu de tes rapports avec le monde religieux ?
Intellectuellement je crois que nous avons eu des discussions stimulantes, avec notamment François Desbruyères, représentant du Comité diocésain d’art sacré. Cela demande une certaine humilité de part et d’autre, le dialogue ne relevant pas de l’évidence. Le monde de l’art contemporain et le monde religieux sont régis par un ensemble de codes très élaborés de part et d’autre qui sont souvent antagonistes. Replacer mes exigences dans un tel contexte a été extrêmement enrichissant.

Est-ce que la culture permet de mieux apprécier l’art contemporain ?
Qu’est-ce que tu entends par culture ? Si culture sous-entend une version plurielle et inclusive des divers types de culture, populaire, savante, etc., dans une approche sociologique, ethnique, philosophique, académique, etc., oui. C’est sans doute une base, mais sans garantie. Je crois surtout qu’il y a des échappées possibles. À l’intérieur des conditionnements culturels, il y a une marge de liberté, une part en friche, individuelle, subjective qui a sa propre logique. Pour te donner un exemple, quand j’étais petite, mes parents adoraient Georges Brassens que je détestais, ma sœur aimait Mozart que je ne supportais pas, alors que j’aimais les tubes de Sylvie Vartan et le Woyczek d’Alban Berg.

Crains-tu les réactions par rapport à ton œuvre ?
Cette commande ne trahit pas ma pensée. Les premières réactions sont plutôt favorables.

Comment présenterais-tu ta commande sur un cartel ?
Les vitraux ne sont pas signés. Il n’y a pas de titre spécifique. Mon nom sur un cartel, avec bien sûr mentionné le fait que cette commande est le résultat d’une collaboration fertile entre différents partenaires.

Comment envisages-tu la suite ?
J’aime l’imprévu, je n’aime pas savoir à l’avance ce que je vais faire…

Propos recueillis en novembre 2000 avant l’achèvement des travaux, par Laurent Le Bon, conservateur au Musée national d’art moderne – Centre Georges Pompidou.

Entretien paru dans « Chronique d’une commande publique en Île-de-France, décembre 2002 » et publié avec l’aimable autorisation de la Drac Île-de France et de la DAP.

Lire l’article sur l’exposition de l’artiste à la galerie Nathalie Obadia

 

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