ART | CRITIQUE

Carnets du sous-sol

PEmmanuel Posnic
@16 Jan 2006

Michel Rein y a réuni cinq des artistes de la galerie et invité Claude Lévêque. Leurs travaux plongent le spectateur dans une délicate association de doute et d’engagement, de scepticisme et de résolution. Un parfum de résignation rencontre cette question: peut-on encore faire acte de résistance aujourd’hui ?

« Carnets du Sous-sol » est une exposition collective qui avance au ralenti ou plutôt qui avance au rythme de la mélancolie, dans cette langueur que seul le désenchantement peut nous souffler.
Une exposition aux contours métaphysiques qui séduit par la compassion qu’elle inspire, par le regard distancié qu’elle porte sur la réalité. Il y a là comme un parfum de résignation. Cependant celui-ci n’empêche pas de poser la question suivante: peut-on encore faire acte de résistance aujourd’hui ?

Michel Rein y a réuni cinq des artistes de la galerie et invité Claude Lévêque. Chacun d’entre eux porte à sa manière cette ambivalence manifeste : leurs travaux plongent le spectateur dans une délicate association de doute et d’engagement, de scepticisme et de résolution.

Dans un abîme d’ambiguïté même, à la lecture de l’installation murale signée Claude Lévêque. Pourquoi vivre? scande-t-il sur le mur du fond, dans une écriture hésitante et malhabile. Paroles troublantes, paroles d’échec quand toutes les forces nous abandonnent. Mais paroles de questionnement et prémices d’un espoir tranché dans le doute. Pourquoi vivre? pour lutter et dépasser ses limites. Pour exister.

La sculpture de Franz West naît de ce revirement presque primaire. Ni objet fonctionnel, ni œuvre esthétique, Pabstück s’échappe de tout classement et se présente en objet sans qualité, sans filiation historique évidente. Il y a juste son existence brute, ce mouvement sauvage et cette nervosité contenue qui en constitue l’énigme.

Jimmie Durham prolonge cette expérience à travers deux pièces réalisées en 2004 à l’occasion d’une performance exécutée lors de sa dernière exposition chez Michel Rein. Durham jette littéralement la peinture dans un geste débarrassé de tout affect et de toute prétention sur le discours. Il reste une attitude, nerveuse, physique à l’image de celle de West, comme un manifeste pour une matière en déliquescence.
Les couleurs fusionnent dans leur chute, l’alchimie de l’œuvre s’opère entre la peinture, le geste et le mouvement. Au résultat, une éclaboussure informe, un débris de seau que l’Américain va retravailler en agrafant la pâte colorée sur le support. Cette pratique peut être rapprochée de la posture politique du manifestant. Mais en remontrant la performance, non pas en la réactivant mais en la réactualisant, on interroge moins ici sa portée contestataire que son rapport à la trace, à l’archive, sa post-existence en quelque sorte. Et là plus qu’ailleurs, la mélancolie prend le pas.

L’archive et le politique ne sont pas contradictoires. La photographie d’Allan Sekula, réalisée lors d’un reportage en Galice au moment de la marée noire provoquée par le naufrage du Prestige, s’inscrit dans un processus minutieux de désignation des maux qui rongent nos sociétés.

Cette articulation à la fois précise et anti-démonstrative vaut également pour la vidéo de Mark Raidpere intitulée Ten Men. L’artiste filme au ralenti dix portraits de détenus, leur propre confrontation avec l’objectif, tour à tour méfiant et défiant, prenant la pose ou au contraire, tachant de s’extraire de toute artificialité.
Cette œuvre qui pourrait s’engager dans l’hyperréalisme du documentaire, s’en échappe pour se glisser dans une position intermédiaire. A la fois esthétique (les prisonniers torses nus, filmés au ralenti sur une musique lancinante renvoie au vocabulaire de la danse) et politique (à travers ces personnages réels, l’artiste porte son regard et sa réflexion sur la prison, sur la possibilité ou non d’une expression de liberté dans un espace clos, ordonné et répressif).

La vidéo de Raidpere se glisse à merveille dans les intentions de l’exposition. « Carnets du sous-sol » est en effet le titre d’un texte de Dostoïevski dans lequel un homme, retiré du monde, s’en prend à la condition humaine et à la sienne en premier lieu. L’isolement lui fait pourtant miroiter la liberté. C’est aussi ce que dit l’exposition en rassemblant des œuvres qui tiennent autant de l’utopie conquérante que du constat amer.

Quelque part, l’aphorisme de Dora Garcia collé sur l’un des murs de la galerie pourrait résumer l’équivoque: « L’art est pour tous mais seule une élite le sait ».

 

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