PHOTO

C. o. l. o. r. (Colds Laboratory of Rabbits)

Invitée dans le cadre des Vème Rencontres chorégraphiques japonaises au théâtre du Lierre, à Paris — qui accueillit jadis Kazuo Ohno —, la compagnie 86B210 de Fumie Suzuki présente C.O.L.O.R. (Colds Laboratory of Rabbits). Créée en réaction au quartier bruyant de Shanjuku à Tokyo, cette chorégraphie met en scène deux femmes et une foule d’humains/lapins en papiers journaux découpés.

Ces lapins humanoïdes représentent aux yeux de Fumie des créatures de laboratoire dépourvues de pensée. Elle étend cette métaphore à la foule humaine bruyante de Shanjuku qu’elle voit tous les jours de sa fenêtre et qui lui semble lobotomisée, aliénée, et obéir à des gestes et des pulsions mécaniques tronqués de toute vie intérieure.

Pour Fumie, l’homme est contrôlé par le pouvoir politique et manipulé par les mass-média. Son travail artistique s’ingénie à dénoncer les formes d’aliénation sociale de la société japonaise contemporaine. Elle prône ainsi une prise de conscience individuelle qui passerait par le corps.

Dans ce spectacle, deux mondes s’opposent subtilement, sans manichéïsme, tant d’un point de vue sonore que chorégraphique.
Le silence alterne avec une musique électroacoustique, très rythmée, parfois violente, étayée de bruits variées, qui contraste fortement avec les solos silencieux, l’écriture fluide et sensuelle des passages au sol déliés.

Quand la musique électroacoustique se fait entendre, des douches de lumières aux couleurs diverses, comme dans une boîte de nuit se répandent sur la foule de lapins et l’animent. Immobiles, ces humanoïdes aux grandes oreilles semblent danser sur des sons trépidants.

Dans le silence, les bruitages ou les explosions électroacoustiques, les danseuses au crâne rasé, au short poilu démesuré, véhiculent une certaine animalité grostesque, et jouent de ce registre. Leurs visages grimaçants, leurs corps souples miment parfois une forme d’animalité rampante, proche de l’insecte surtout lors des passages au sol.

La figuration de l’acte sexuel à l’aide d’un doigt renvoie, par un écho ironique, à L’Après-midi d’un faune de Ninjinsky, repris ensuite par tant d’autres chorégraphes. Mais cette action s’intègre à un projet plus vaste de reconstitution globale des gestes du quotidien comme celui de boire à un verre, téléphoner avec son portable, lécher une glace invisible. La déclinaison du sens du goût évolue jusqu’au cannibalisme à l’aide d’un couteau, d’une cuillère et d’une fourchette géants. Plus tard, le duo mime d’ailleurs une scène d’anthropophagie sensuelle sur un fond sonore d’extraits d’opéra remixés et brouillés par du bruit.

La forme propose des séquences d’accélération musclée, des déséquilibres, des attitudes parfois mal tenues. Le corps perfectible est emporté dans un maelstrom, guidé par la grande qualité expressive du visage (et donc de l’intention).
Des puits de lumière construisent soudain de nouveaux espaces et décors. En éclairant les issues vers les loges, l’espace scénique se joue dans les marges. Le concept de « Ma » — marge, seuil — est un élément fondamental de l’esthétique japonaise et ce n’est pas un hasard, si la lisière scénique est ici exploitée par les deux artistes comme pour créer une échappée possible à ces sentiments d’étouffement dans le carcan social.

Machine propice aux métamorphoses, le corps est sans cesse menacé par l’aliénation incarnée par un maelstrom musical et la perte de repères. Le silence offre, lui, l’expression à la vibration possible du monde personnel et la dilatation intérieure expansive.

Puis, le corps relié à un harnais et une corde d’acrobate, frôle le sol, avec une rare maîtrise, sans jamais entrer en contact avec lui. Cette danse aérienne, au ras des pâquerettes, propose un bouquet final de lévitation. Aux yeux de Fumie, cet état volant du corps représenterait la transcendance, la légereté de l’être et le monde vrai.
 

Durée: 50 min

— Interprètes: Keiko Iguchi et Fumie Suzuki
— Mise en scène, chorégraphie, conception: Fumie Suzuki
— Musique: Chaos Royal
— Assistant chorégraphe et mise en scène: Keiko Iguchi
Â