ART | CRITIQUE

Brice Dellsperger et Ann Veronica Janssens

PJulia Peker
@25 Mai 2006

La série des «Body Double» de Brice Dellsperger travaille jusqu’à saturation certains motifs, jouant de leur inlassable répétition pour les rendre méconnaissables. La variation défait progressivement les repères, et dissout le référent originel dans ses doubles multiples.

Reprenant en boucle un motif identique, Brice Dellsperger embrasse différence et répétition d’un seul geste. Une même scène de suicide dans une baignoire est jouée par onze acteurs différents: au fur et à mesure que la répétition s’installe, les repères se troublent, le souvenir des visages se dérobent, et le sens se brouille.

Une femme fait couler de l’eau dans sa baignoire, dépose une à une ses bagues, place à côté un rasoir, installe des bougies, les allume, s’enfonce dans son bain, et se tranche les veines. Une fois ce rituel mis en place, la caméra se concentre sur le visage de la femme, pénétré de la sensation du sang qui s’échappe.
Différents visages de femmes livrent leur visage tendu à ce bain funèbre; chaque séquence dure environ deux minutes. A chaque nouvel acteur, le geste crucial du rasoir tailladant les veines se répète, à l’identique. On reconnaît le bracelet porté au poignet, signe que ce moment échappe à la loi des variations.

On a beau savoir que le cinéma n’est que factice, l’effet produit sur nos émotions n’en est pas moins intense. La conscience de la facticité n’ôte rien à la puissance qu’elle exerce sur notre âme, surtout quand elle touche à l’angoisse et au dégoût. Il est difficile de supporter cette vision du rasoir s’enfonçant longuement dans la peau, et du sang s’écoulant dans l’eau du bain.

En matière d’horreur, la prudence cinématographique joue des effets de l’évocation plus que de la représentation. Il faut savoir se tenir sur le seuil fragile où la tension s’accroît sans devenir insupportable. L’évocation de l’horreur perd tous ses moyens dans la littéralité: inépuisable dans les effets de suggestion, elle ne conserve sa puissance qu’à la condition de tenir à distance l’objet d’angoisse. Ici, la scène clé est quasiment insoutenable, et son inlassable répétition une véritable torture.

Le film de Brice Dellsperger est tissé d’infimes variations: la répétition multiplie les différences. L’impression de reconnaissance n’est là que pour mieux souligner ses limites. On croit reconnaître la fameuse scène de Psycho, et le rasoir nous dérive vers Dressed to Kill de Brian de Palma. La reprise d’un thème familier désamorce les effets de reconnaissance: chaque double entraîne sur un terrain détourné.

Le thème de la répétition du motif est le moteur même du film. On croit pouvoir saisir des références à d’autres films, mais celles-ci se dérobent. On voit et revoit la même scène, mais la profusion des doubles différents interdit progressivement toute certitude. Au fur et à mesure que la scène se répète, les visages se confondent, on croit voir des travestis, et le souvenir des acteurs précédents se disperse. L’indécidable s’installe autour de cette question sans réponse: ces visages extatiques expriment-ils la souffrance ou la jouissance? Est-ce un suicide ou un orgasme?

A force de répétition, le sens finit par s’échapper, l’ambivalence s’installe. Le référent se perd dans l’entrelacs des reprises, l’idée même de l’original s’effaçant sous ses doubles infinis. La variation se décline inlassablement autour d’un réel insupportable et invariant, et contraste violemment avec le réalisme impitoyable de ce suicide. Le réalisme est l’illusion accomplie du cinéma, la victoire de la facticité sur la maîtrise des émotions.
L’angoisse, elle, circule indifféremment de la réalité au factice, se nourrissant de l’indécidabilité de son objet.

La deuxième partie de l’exposition est consacrée aux sculptures d’Ann Veronica Janssens, toutes pétries de paradoxes. Travaillées dans une matière immatérielle, elles donnent corps à l’intangible.
Bluette et Stella sculptent la matière des faisceaux lumineux. On ne peut traverser l’espace de l’œuvre sans faire corps avec elle et la voir disparaître. Sa forme et sa couleur se modifient au gré nos déplacements.
Ann Veronica Janssens rappelle que la sculpture existe avant tout dans l’espace, en jouant de la fragilité des profondeurs lumineuses. Elle invente une matière éthérée qui donne une puissance insoupçonnée à l’espace de la sculpture.
Fragile, la matière nous rappelle sa consistance par l’entremise de sa disparition.

Cette exposition participe au programme «Rendez-vous dans les galeries», une initiative de «Francofffonies ! le festival francophone en France».

English translation : Nicola Taylor

Brice Dellsperger
— Doubling Michelle Lee, 2006. Gouache sur papier sur pvc. 21 x 23,5 cm.
— Body Double 21, 2005. DVCAM transféré sur Betacam numérique. 11 séquences, 20 mn 11, couleur, son V/VM.

Ann Veronica Janssens
— Aquarium, 1992-2006. Verre, eau, méthanol, huile de silicone, socle. 145 x 37 x 37 cm (avec socle).
— Bluette, 2006. Brume et lumières artificielles. 7 Optiled bleus, machine à brouillard. Diam. min. 120 cm.
— Stella, 2006. Brume et lumières artificielles. 6 projecteurs, filtres Jaune Rosco 101. Diam. min. 260 cm.

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