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Braco Dimitrijevic

Après la galerie Torri en novembre, Braco Dimitrijevic expose le 18 mars au Musée national d’histoire et d’art à Luxembourg. Depuis 1971, il photographie et affiche le portrait de passants inconnus sur les façades des villes. Pionnier de l’art in situ, sa formule «Le Louvre est mon atelier, la rue mon musée» était prémonitoire de notre époque.

Pierre Douaire. C’est vous qui avez initié ce dialogue entre vos œuvres historiques et des jeunes artistes?
Braco Dimitrijevic. C’est plutôt l’inverse qui s’est produit. C’est Romain Torri qui en a eu l’idée. Il a découvert des passerelles entre mon travail passé et une jeune génération d’artistes. J’expose dans sa galerie et c’est Mathieu Mercier qui se charge du commissariat. Avec une demi douzaine de personnes, un certain nombres de problématiques sont évoquées. Une vingtaine d’années nous sépare les uns des autres, mais j’ai toujours dialogué avec des gens d’horizons et d’âges différents. A mes débuts, j’ai eu la chance d’être soutenu moralement et amicalement par Paik, Hamilton, Rauschenberg, Beuys, Serra. J’ai survécu grâce à leurs encouragements. A l’époque, l’art conceptuel n’était pas acheté ni collectionné. Aujourd’hui, ce qui nous différencie, ce sont nos langages plastiques respectifs et non l’âge.

Vous servez un peu de trait d’union?
Braco Dimitrijevic. Absolument.

La crise financière frappe-t-elle l’art contemporain?
Braco Dimitrijevic. Durant mes débuts, à la fin des années 1960, l’art jouissait d’une liberté totale. Il n’y avait pas de problèmes économiques ou moraux. Aujourd’hui, la création artistique est trop marquée par le marché. Elle a tendance à s’identifier, à se confondre avec lui. Il y a quarante ans, la vente jouait tout autant son rôle, mais n’apparaissait que dans un deuxième temps. Son activité était parallèle mais pas prépondérante.

La crise actuelle empêche-t-elle de voir la création contemporaine?
Braco Dimitrijevic. La scène artistique n’est pas visible en ces temps troublés. Le regard sur l’œuvre devient difficile. La vision du critique d’art, du collectionneur, du conservateur de musée devient difficile. Ce lien avec l’œuvre me semble coupé actuellement.

Vous évoquez souvent les peintures rupestres pour expliquer la réception des œuvres.
Braco Dimitrijevic. Je prends souvent Lascaux comme exemple. Pourquoi éprouve-t-on le besoin de peindre? Tout simplement pour expliquer le monde dans lequel chacun vit. C’est aussi un besoin de communiquer aux autres.

Un acte fondateur de votre pratique a consisté à remplacer le pavillon d’un bateau en 1963.
Braco Dimitrijevic. Je voulais créer un Drapeau du Monde (Flag of the World). J’ai remplacé le pavillon d’un bateau avec le chiffon qui me servait à nettoyer mes pinceaux. Il était absurde qu’au milieu d’une mer se matérialise une frontière. Je voulais remédier à cette situation. Cet étendard avait pour vocation d’être universel. Mais les autorités portuaires m’ont bien expliqué que ce n’était pas réalisable.

Pourquoi avoir éprouvé le besoin, à vos débuts, de vous exprimer à l’extérieur?
Braco Dimitrijevic. Sortir, présenter des œuvres dehors, consiste à affirmer la nécessité de communiquer avec tout le monde. C’est une façon de démocratiser l’art. Exposer en galerie ne permet que de toucher un segment de la population. Il n’y a que l’élite qui a accès à ce monde.

Pourquoi en 1971, photographier un passant et exposer son affiche en haut des façades?
Braco Dimitrijevic. J’étais mécontent des conceptions de réception des œuvres d’art. En photographiant un passant au hasard et en affichant son portrait sur une façade, j’apportais de la confusion dans l’espace public. Habituellement, historiquement, ces emplacements étaient réservés, attribués aux effigies des hommes politiques. Mais une fois que les gens apprenaient que le poster n’était que l’image d’un passant inconnu, ils se rendaient compte du trompe-l’œil qu’ils avaient devant eux.

Ce travail comporte-t-il une dimension politique?
Braco Dimitrijevic. Tout geste plastique peut être considéré comme un acte politique. Passer en peinture de la figuration à un carré noir induit cette acceptation.

Mais grandir en Yougoslavie, sous le rideau de fer, et proposer un art non officiel était-il un geste contestataire à l’époque?
Braco Dimitrijevic. La Yougoslavie se situait devant le rideau de fer. Mais dans les années 1960, nous avions la possibilité de voir de l’art abstrait. Klein, Manzoni exposait chez nous. A Belgrade, Bob Wilson donnait des représentations. L’avant-garde était visible et côtoyait l’iconographie des pays de l’est. Les grands portraits publics des politiciens étaient intouchables. La situation géographique et géopolitique était complexe. La première fois que je suis intervenu à Zagreb, en 1971, puis à Belgrade en exposant le Passant inconnu, à l’endroit où habituellement trônaient les portraits de Tito, Marx et Engels, les gens ne savaient pas quoi penser. L’opération s’est déroulée à 3 heures du matin. Le lendemain, en partant travailler, en attendant le bus et le tramway, le public restait perplexe, il croyait qu’il y avait eu un coup d’état.

Pourquoi ces passants restent-ils anonymes?
Braco Dimitrijevic. L’anonymat pointe un champ d’investigation très large, à l’opposé du champ de la connaissance. Son potentiel est énorme, illimité, il est sans frontière. Je suis parvenu à individualiser l’anonyme.

Peut-on lire aujourd’hui votre Passant inconnu comme une anticipation de la médiatisation ambiante. Se réfère-t-il au «quart d’heure de célébrité» warholien?
Braco Dimitrijevic. Mais il ne faut pas tout confondre. La célébrité est une maladie sociale assez récente. Ce propos ne m’intéresse pas. La célébrité et l’anonymat s’opposent. Cette lutte provoque un déséquilibre. Je ne parle jamais de célébrité dans mon travail. Le Passant a anticipé pas mal de choses. La perception m’intéresse bien plus. J’utilise des moyens médiatiques pour décrypter ou critiquer un contexte de légitimation. Mes plaques commémoratives jouent sur le même registre et posent les mêmes interrogations.

Admettez-vous que l’on puisse lire ces œuvres aujourd’hui sous l’angle de la célébrité?
Braco Dimitrijevic. Ce travail parle du déséquilibre irraisonnable de la médiatisation.

Le slogan «Big Brother is watching you», tiré du 1984 d’Orwell, peut-il expliquer votre démarche?
Braco Dimitrijevic. D’autres peuvent s’en servir, mais je suis toujours parti d’une préoccupation visuelle. J’ai toujours pris en compte l’espace urbain, son contexte historique, son mobilier, ses excroissances, comme sont ses plaques, ses panneaux publicitaires, ses obélisques. La spécificité des arts plastiques, c’est de pouvoir transférer en une seule image, une idée ultra complexe. La pensée visuelle présente l’avantage de la rapidité. Elle est immédiatement compréhensible. C’est là que réside sa force.

Exposer à l’extérieur, c’est parler au passant ou c’est lui permettre de regarder différemment les images?
Braco Dimitrijevic. Si on marche dans la rue et qu’une de mes affiches attire votre attention, vous allez vous poser des questions sur ce type d’image. Il y a de l’incertitude. Une histoire parallèle se greffe à l’affichage officiel. Un doute subsiste quand un personnage exposé dans la rue n’est pas identifiable. Est-ce réel ou fictionnel? Mes moyens modestes permettent de dénoncer la fausse Histoire qui s’écrit sur les murs de nos cités.

Pourquoi vos moyens sont-ils demeurés pauvres comme l’affiche. Jenny Holzer est passée du côté de la sculpture par exemple.
Braco Dimitrijevic. Je me suis opposé à un développement formel de l’art. Voilà pourquoi il n’y a pas d’évolution. Sur les clichés, seuls changent les visages et les modes vestimentaires. J’utilise toujours un langage existant. Je me l’approprie pour en faire une lecture différente. Je lui donne un sens nouveau. Formellement, les outils que j’utilise ne changent pas. Les affiches sont les mêmes que celles qui sont collées habituellement. Les panneaux publicitaires du métro sont les mêmes, je m’emploie uniquement à en changer l’approche sémiotique. J’ai développé tout ça dans un chapitre de Tractatus Post Historicus en 1976. Cet ouvrage a beaucoup influencé la génération de Jenny Holzer. C’est ce qu’elle m’a dit en me visitant 1979 à Londres. Il n’y a pas que les affiches que j’utilise. Depuis 1971, je me sers aussi des plaques commémoratives et des monuments. Leur appropriation me permet de glorifier les passants. Michel Gautier pour qualifier mon travail utilise le néologisme «Transmémoriaux».

Quel est le rôle de la photographie dans votre travail?
Braco Dimitrijevic. Avant la photographie a joué un rôle important. Mais la révolution s’est produite avec l’impression jet d’encre. Elle m’a permis de réaliser de grands tirages. Avant, j’étais obligé de développer, tirer des bandes photographiques 1,20 m x 5 m. Ensuite, je devais les coller pour obtenir des affiches de 10 m x 12 m. Je m’adapte toujours au contexte. C’était le cas en 1989 quand je suis intervenu sur la façade de Beaubourg pour les «Magiciens de la Terre». En revanche pour les «Champs de la sculpture», en 1996, les affiches Portraits d’un homme et d’une femme, mesuraient 6 x 7 m. Lors de la visite du président chinois Jiang Zemin à Paris, une anecdote circulait. En s’adressant au président Chirac, il paraît qu’il s’étonnait que ni lui ni Bernadette ne figuraient sur les affiches disposées devant la Concorde.

Votre génération a généralisé l’usage de la photographie mais en a toujours minimisé la portée.
Braco Dimitrijevic. Pour moi la photographie n’est qu’un document. Les actions ne sont jamais les documents. Elles ne sont pas modifiables. Ça devient axiomatique.

Mais à force, est-ce que la photographie ne remplace-t-elle pas l’œuvre?
Braco Dimitrijevic. Ne confondez pas le piano et la musique. Le tableau n’est pas de l’art. Ces objets servent à produire une expérience artistique. Le tout est cérébral. La beauté n’existe pas sans la provocation intellectuelle. Si l’affiche se déchire, j’en refais une autre pour le collectionneur. La proposition conceptuelle existe d’un côté et sa matérialité concrète de l’autre.

Votre célèbre formule «Le Louvre est mon atelier, la rue mon musée» est-elle toujours d’actualité?
Braco Dimitrijevic. Absolument, encore plus que jamais. Je pense vite et j’agis vite. J’ai choisi de travailler dans les musées et d’en faire mon atelier depuis 1975. En agissant à l’intérieur, en utilisant des Rubens, Mondrian, Malevitch, j’opérais sous le même mode. La méthode consistait encore une fois à rendre visible ce qui était invisible. Proposer une autre lecture de l’œuvre exposée est ce qui m’intéresse. Poser un légume devant un tableau de maître rend cet exercice possible, avec tout le respect qui se doit. Pour ce dialogue, j’utilise toujours les originaux, jamais les copies. Ce type d’expérience permet de comprendre comment les œuvres d’art sont magnifiées grâce à un lieu spécifique. La rue légitime elle aussi les portraits qu’elle expose au regard des passants. Mes deux modes opératoires, dans l’espace public et muséal, révèlent les arcanes de la légitimation.

Le Louvre, Orsay, Versailles accueillent des artistes vivants pour dialoguer avec leur patrimoine. Que pensez-vous de ce phénomène?
Braco Dimitrijevic. Quand j’ai commencé à travailler dans cette direction, il n’existait pas de dialogue entre la création contemporaine et le patrimoine. Mes installations incorporaient des peintures de maîtres. Utiliser les chefs-d’œuvre du passé à des préoccupations actuelles étaient une nouveauté. Je pense que mon travail a directement inspiré ce type d’échange. Il faut être vigilant car soit la proposition est trop timide, soit la rencontre ne parvient pas à expliquer la correspondance. Pour qu’il réussisse, l’artiste doit être conscient de l’aventure dans laquelle il s’embarque. Le contexte dans lequel il intervient doit lui être familier. S’il l’ignore, cela revient à rester trop longtemps la tête sous l’eau, c’est du suicide. Il faut comprendre le lieu et maîtriser les circonstances et l’espace. J’ai constaté que notre environnement était moins lié à l’espace physique qu’à notre héritage culturel. Les Triptychos Post Historicus explorent cette dimension depuis 1975. J’ai poussé cette logique dans beaucoup de musées à travers le monde, aussi bien à la Tate de Londres, qu’au Guggenheim de New York, en passant par les musées de Cologne et de Paris. En 1976, c’est au château de Charlottenburg de Berlin que j’ai joué avec le contexte historique et les formes anciennes en dressant un obélisque dédié à l’anniversaire d’un passant inconnu.

Que pensez-vous de la Nuit blanche?
Braco Dimitrijevic. Il faut savoir nager et survivre dans l’espace urbain. Le bilan me semble positif.

Vous avez terminé votre cursus scolaire en Grande-Bretagne, à la Saint Martin School, peu de temps après la promotion des Richard Long, Hamish Fulton, Gilbert & George, c’est incroyable cette coïncidence.
Braco Dimitrijevic. C’est par accident que toute une génération a développé son travail dans cette école. Je suis le plus jeune de cette génération qui a duré cinq ans. Après nous nous sommes retrouvés dans les mêmes galeries et les mêmes expositions. Encore une coïncidence. Comme a écrit Richard Cork, critique au Times, c’était une époque où tout était possible.

Braco Dimitrijevic expose, du 18 mars 2011 au 28 août 2011 au Musée national d’histoire et d´art Luxembourg.
www.remus.museum

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