LIVRES

Boris Charmatz

et Marie-Juliette Verga

Katia Feltrin et Marie-Juliette Verga. Dans 50 ans de danse (ou Flipbook ou Roman photo selon quels en sont les interprètes*), vous vous appropriez la mémoire de l’œuvre du chorégraphe Merce Cunningham en vous inspirant d’un livre rétrospectif. Où vous situez-vous par rapport à cette esthétique qui n’est pas la vôtre ?
Boris Charmatz. D’une certaine manière, toute esthétique peut devenir “nôtre” — même si, en l’occurence, le procédé tient plus de la photocopieuse que de l’appropriation réelle!
A priori, je n’ai pas envie de me situer par rapport à l’esthétique de Merce Cunningham: ce projet, par son dispositif varié, permet à chacun, spectateurs et danseurs (ou non-danseurs, ou étudiants… ou ex-danseurs) de chercher à se situer, en temps réel. Ce projet ne s’arrête pas à ma propre perception de la danse de Merce Cunningham d’autant que, comme me le faisait remarquer Gus Solomons, nous travaillons bien plus sur le livre de David Vaughan que sur l’œuvre elle même. Il y a d’ailleurs dans la pièce des “photos” d’autres chorégraphes comme Bonnie Bird ou Martha Graham…

Que vous apporte cet agencement de fragments photographiques, d’archives dansées?
Boris Charmatz. De la liberté ! Bizarrement, le travail sur des partitions, surtout une partition “involontaire” comme ce livre, fait souffler un grand vent de liberté, car le chorégraphe n’est pas là, ou plus là. Avec une partition, les danseurs ont la sensation du “do it yourself”: les images sont figées mais le travail sur les images, lui, est infiniment ouvert.

Comptez-vous, dans un prochain projet, travailler à partir d’archives photographiques ou de partitions issues de l’histoire de la danse?
Boris Charmatz. A priori pas du tout, mais on ne sait jamais… Cela dit ma prochaine pièce est étrange: j’essaie de construire avec une trentaine de danseurs une chorégraphie qui serait comme un “trou de danse”, un dance hole… Nous serions tous en mouvement, mais il se dégagerait de la forme d’ensemble une impression très forte d’immobilité. Comme si, bien que tous très agités, nous ne faisions que fabriquer une seule et même image, qui apparaîtrait en filigrane pour les spectateurs qui resteraient suffisament longtemps avec nous.

En quoi ce travail de citations vous semble-t-il aujourd’hui judicieux?
Boris Charmatz. Je fais partie d’une génération qui insiste tout particulièrement sur l’aspect “construit” de tout ce qu’on a bien voulu nous montrer comme “donné”, le corps (pur!), le mouvement (instinctif!), le spectacle (nouveau toujours, neuf, de première main!). Cela dit, les photos de ce livre nous poussent surtout à inventer une manière de faire, et c’est cette invitation à l’action qui me motive davantage que le travail citationnel à proprement parler (même si je ne renie pas l’idée de faire un spectacle avec trois cents extraits, comme c’est le cas en quelque sorte…).

Qui a décidé que vous seriez de la partie lors de l’hommage à Merce Cunningham au théâtre de la Ville? Selon vous pourquoi? Qu’est-ce qui vous relie à ce chorégraphe culte de la post modern dance?

Boris Charmatz. Je pense que c’est principalement Claire Verlet, qui représente une sorte de lien entre le travail de “ma génération” et celle de la Cunningham Dance Foundation… Il faudrait lui demander pourquoi elle nous a choisi !
J’ai un rapport complexe et mouvant vis-à-vis du travail de Merce Cunningham, et ce n’est pas parce qu’il est maintenant décédé que je vais figer ma perception. Je suis mu par des énergies tout-à-fait contradictoires quand je réfléchis à son œuvre. Mais là encore, je n’ai pas vraiment choisi de travailler sur Merce Cunningham: je préfèrerais travailler sur le corpus d’un inconnu oublié, il y en a tant qui pourtant méritent de faire partie de l’histoire… Mais j’ai eu une sorte d’illumination en feuilletant ce livre-là…

Quel rapport entretenez-vous avec cette esthétique Cunninghamienne de l’inconfort, de l’instabilité? Que pensez-vous de sa façon de mener les danseurs à la limite de la douleur, de la blessure?
Boris Charmatz. Vous dites les maîtres-mots: inconfort et instabilité. Rien que pour cela, la danse de Merce Cunningham a ouvert des portes immenses et encore peu explorées finalement?! Quant à la douleur et aux blessures, c’est heureux qu’il ait continué dans une voie un rien grahammienne de la souffrance, car c’est ce qui a permis à la génération d’après de s’en détacher avec tant de bonheur !!! (cf Judson Church et Contact Improvisation)

La pièce 50 ans de danse pourrait être considérée comme la mise en scène d’archives dansées…
Boris Charmatz. Dans l’idée du Musée de la danse, la création d’archives est dissociée de la création d’un “répertoire”, dévolue elle aux Centre chorégraphiques nationaux. Nous ne cherchons pas non plus à accumuler simplement des vidéos, qui ne seraient que les pendants des anciens costumes, des feuilles de salle jaunies et des rares photographies de l’histoire de la danse.
De toute façon, le Musée de la danse n’a pas les moyens d’être un grand centre de la mémoire en danse, à la différence du Centre national de la danse ou d’autres lieux directement mémoriels… Il nous importe moins de collecter à proprement parler, que d’inventer une collection et une muséologie dans des termes qui n’ont que rarement été posés jusque là dans le champ de la danse. Notre grand défi, excitant, c’est l’invention et l’expérimentation de ces notions pour un Dancing Museum! «Expo zéro» est une première manière de faire se rencontrer des acteurs variés autour de cette question. Sorte de « think tank » aux objectifs mouvants, «Expo zéro» a cherché à convoquer l’art dans ses manifestations les plus volatiles: à travers l’analyse, la description, les performances, les mouvements et les idées que chaque «guide-artiste» a développé avec le public.

*Suivant l’équipe concernée, ce projet prend le titre de Flip Book (avec des danseurs professionnels), Roman photo (avec des étudiants, amateurs ou non danseurs) ou 50 ans de danse (avec d’anciens interprètes de la Merce Cunningham Dance Company).

A consulter

David Vaughan, Merce Cunningham: un demi-siècle de danse, 2002. Editions Plume.

Liens
www.museedeladanse.org/projets/expozero
museedeladanse.org/