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Bogdan Konopka. Rezonans

Les éditions Filigranes publient un émouvant recueil de photographies de Bogdan Konopka, faisant retour sur le souvenir de la présence polonaise dans le nord de la France, depuis l’immigration des miniers, jusqu’aux résurgences folkloriques.

Information

Présentation
Janine Ponty
Bogdan Konopka. Rezonans

Extraits du texte de Janine Ponty

«Rien de tout cela ne serait arrivé sans la présence d’abondantes couches de charbon dans les entrailles de la terre. Au XIXe siècle, des Polonais avaient déjà émigré en France, mais rarement dans la région du Nord. Les exilés politiques, vaincus des insurrections, les musiciens et autres artistes s’installaient surtout à Paris ou gagnaient les provinces ensoleillées du midi. Chopin n’a pas connu le nord de la France.

Autre temps, autre type de migration. Fin 1918, la Pologne renaît en tant qu’Etat souverain après 135 ans de « partages », mais ses campagnes surpeuplées ne peuvent fournir du travail à tous. Les Etats-Unis, traditionnelle terre d’accueil pour les émigrants européens se ferment avec l’adoption des lois de quotas. Les Polonais voient dans la France le nouvel Eldorado, en tous cas le pays où l’on peut « gagner son pain ». […]

La France a besoin de bras, surtout dans le Nord-Pas-de-Calais dévasté par la guerre et qu’il faut reconstruire. Les communes minières ne sont plus que champs de ruines lors de l’arrivée des premiers convois de Polonais. Les puits d’extraction que les Allemands ont ennoyés avant leur retraite doivent être remis en état pour l’exploitation. Chacun veut croire alors que l’aventure sera de courte durée.

Pourtant, tous les habitants de la région du Nord qui ont des origines polonaises ne descendent pas de ces immigrés venus directement de leur village. Nombre d’entre eux possèdent des racines « westphaliennes ». Entendons par là que leurs parents, en majorité issus de la région de Poznanie, ont transité par le bassin de la Ruhr à fin du XIXe siècle, lorsque l’Empire de Guillaume II s’est industrialisé. Ils y ont appris le métier de mineur, se sont acculturés à la vie urbaine, ont créé leurs associations, leurs syndicats, leurs journaux et ont entretenu l’idéal patriotique polonais. Après la Grande Guerre, dans l’impossibilité de trouver en Pologne un emploi correspondant à leurs compétences, certains d’entre eux, plutôt que de rester en Allemagne ennemie, signent à leur tour un contrat de travail et débarquent par familles entières, avec leur mobilier et leurs cuisinières Krupp. […]

Selon les résultats du recensement général de la population effectué en 1931, la France comptait plus d’un demi-million de Polonais dont les 2/5e dans le Pas-de-Calais et le Nord. Une proportion considérable pour ces deux seuls départements !

Conçu au départ comme temporaire, le séjour s’est prolongé et a marqué profondément la région. En 1927, l’oniversité de Lille inaugura un enseignement de polonais et l’Institut catholique fit bientôt de même. Car la connaissance de la langue s’imposait à des ingénieurs des mines et à des médecins des compagnies houillères soucieux de pouvoir communiquer, les premiers avec leurs ouvriers, les seconds avec leurs malades. Les houilleurs ne comprenaient guère le français et leurs épouses encore moins.

Pendant tout l’entre-deux-guerres, les Polonais ont pratiqué une culture de l’entre soi. Ils vivaient entre eux, se mariaient entre eux, sans perdre l’espoir de rentrer au pays le jour où celui-ci leur offrirait un travail décent. En attendant, ils cultivaient la flamme patriotique par les moyens les plus divers. […]

Cette reconstitution d’une patrie en exil commença à se lézarder, précisément à cause des enfants. Il suffit d’une année d’école à tout petit immigré pour parler couramment la langue du maître, puis la lire et l’écrire. A cet âge-là, l’apprentissage linguistique va de soi. Entre eux, frères et soeurs se mettent à utiliser le français. […]

Il est impossible de dire à quel rythme se serait effectuée l’intégration sans les bouleversements de la Deuxième Guerre mondiale. Après 1945, ceux qui n’ont pas répondu à l’appel de rapatriement de la Pologne communiste comprirent qu’ils vieilliraient ici. Cela ne les empêcha pas de conserver la nationalité polonaise, tout en permettant à leurs enfants de se faire naturaliser. En 2007, il ne reste plus beaucoup de survivants de cette extraordinaire aventure. Mais Bogdan Konopka a photographié leurs enfants et leurs petits-enfants. Citoyens français, ils n’ont pas oublié leurs origines. Chez eux, on dort encore sous la pierzyna, cette énorme couette emplie de duvet d’oies, à côté de laquelle pose une des dames de l’album photographique. La pratique festive perdure, occasion de revêtir des costumes régionaux polonais, y compris ceux des montagnards des Tatras, même si le grand-père ne venait pas de là. Les charcuteries polonaises sont moins nombreuses qu’avant, mais il en existe encore. L’enseignement du polonais, de l’école primaire au collège, au lycée et à l’université se pratique toujours dans le Nord plus que dans toute autre tégion de France, même si, nécessairement, il s’amenuise.

Ce sont ces survivances, cette senteur du pays, qui rendent compte de la présence d’autres Polonais, installés soit tout de suite après la fin de la guerre, soit pendant les années 1980 et qui n’ont jamais, ni eux, ni leurs ancêtres, tâté du métier de mineur. Professeurs, artistes, interprètes, traducteurs, libraires, négociants, diplomates ou prêtres catholiques en mission, tous bilingues mais qui gardent l’accent du pays natal, ils croisent les descendants des « Gueules noires », devenus absolument francophones. La polonité peut aussi se conjuguer en français.»