ART | CRITIQUE

Bird’s Eye View

PMagali Lesauvage
@11 Fév 2008

Entre visible et invisible, le œuvres récentes de Renaud Auguste-Dormeuil montre sa prédilection pour une approche poétique d’un art politisé, dénonçant les codes et les cartographies complexes qui brouillent la perception de la réalité.

Renaud Auguste-Dormeuil est un artiste politique, espèce devenue rare aujourd’hui dans le champ d’action de l’art contemporain. Plusieurs œuvres récentes ont montré sa prédilection pour une approche poétique d’un art politisé, dénonçant les codes et les cartographies complexes qui brouillent la perception de la réalité.

Dans l’exposition «L’Europe en devenir (partie 2)» au Centre culturel suisse, Renaud Auguste-Dormeuil présentait un papier peint, Ecriture nocturne, dont les reliefs en braille donnaient les noms d’opérations militaires.

Un an plus tôt, il exposait au Palais de Tokyo la série très remarquée The Day Before (2005), obtenue grâce à un logiciel qui reconstitue la configuration de la voûte céleste, selon une date et un lieu donnés. Dans ces douze images, dont deux sont exposées ici, Renaud Auguste-Dormeuil mêle l’universel et le contingent, la fiction et le réel. L’homme est un événement résiduel dans le cours infini du temps, il est inclus dans une réalité autre, cosmique, qui le dépasse. Renaud Auguste-Dormeuil rappelle ainsi que dans toutes les cultures les hommes ont adopté le ciel comme terrain d’exploration du sens : pouvait-on prévoir Guernica ou 9/11 en fonction du ciel nocturne précédant l’événement ?

La galerie In Situ présente à l’occasion de l’exposition «Bird’s Eye View» (expression signifiant vue à vol d’oiseau, ou vue d’avion, mais aussi perspective cavalière) une œuvre récente de Renaud Auguste-Dormeuil, Theatrum Comectium (2008), constituée de douze dessins gaufrés, monochromes blancs formant un écho aux monochromes noirs de The Day Before. Pour les réaliser, Renaud Auguste-Dormeuil s’est inspiré des dessins de l’Atlas Firmamentum (1690) de l’astronome polonais Johannes Hevelius, qui a représenté les constellations sous forme d’hommes et d’animaux. Sur ces dessins, empilés et placés en hauteur dans la galerie, le relief léger du gaufrage est difficilement perceptible. La réalité cosmique reste aussi ici à l’état de trace, le visible plonge dans l’invisible.

Sans titre_Tokyo, March 1945 (2008) est une vidéo réalisée à partir d’images d’archives filmées depuis un avion B29, montrant le bombardement de Tokyo par l’US Air Force le 10 mars 1945. La séquence d’une durée de neuf secondes a été ralentie pour la porter à 39 secondes, laps de temps compris entre le largage des bombes à 10 000 mètres d’altitude et leur explosion au sol. Renaud Auguste-Dormeuil en a retouché chaque image pour effacer les bombes : l’événement terrible est rendu invisible, la mutation active de la réalité étant l’une des stratégies de la désinformation politique.

Ces précédentes œuvres, jeux sur la frontière entre visible et invisible, forment un contraste plastique saisissant avec la série d’animaux empaillés Gloriosus (Glorieux en latin, 2004), qui impressionne par la violence de la représentation. Une peau de lion et une peau de cheval, grimé en licorne, sont crucifiées contre l’un des murs de la galerie, tandis que trois aigles, dont l’un possède deux têtes, pendent par les pattes.
L’artiste y dépèce littéralement les symboles héraldiques des grandes puissances politiques : l’aigle à deux têtes représente la Russie, la licorne et le lion, le Royaume-Uni, l’aigle brun, les États-Unis, et l’aigle noir, l’Allemagne. L’ensemble semble issu d’une sorte de cérémonie chamanique, où l’artiste-chamane se serait employé, par cette violente appropriation, à désactiver le pouvoir des symboles.

La neutralisation des symboles est également à l’œuvre dans Global Fleet (Flotte mondiale, 2008), ensemble de 49 feuilles d’aluminium et de 49 dessins de feu (206 existent au total), représentant les logos de compagnies aériennes civiles, «armoiries modernes» que l’artiste a fait passer à l’épreuve du feu par un système de pochoirs en aluminium.

Se dégageant subtilement de la forme pour piéger l’invisible, ou formant une démonstration puissante de la portée toujours vivace des symboles, les œuvres de Renaud Auguste-Dormeuil acculent le regard à supporter une vision autre, répondant ainsi à la définition même de l’art.

Renaud Auguste-Dormeuil
— Global Fleet, 2008. Dessins de feu encadrés. Série de 206 dessins. 32,5 x 42,5 cm
— Gloriosus – La Licorne et le Lion du Royaume-Uni, 2004. Taxidermie. 200 x 130 cm – 170 x 120 cm
— Gloriosus – L’aigle brun à deux têtes de Russie, 2004. Taxidermie. 80 x 80 cm
— Gloriosus – L’aigle brun des Etats-Unis d’Amérique, 2004. Taxidermie.
— Gloriosus – L’aigle noir  allemand, 2004. Taxidermie.
— Theatrum Comectium, 2008. 12 dessins gaufrés encadrés. Dimension variable.
— Sans Titre_ Tokyo, March 1945, 2008. Vidéo couleur, 1:20.

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