ART | CRITIQUE

Bill Viola

PFrançois Salmeron
@23 Avr 2014

Figure tutélaire de l’art vidéo, Bill Viola plonge son spectateur dans un univers envoûtant où le temps s’étire, se dilate et se répète. Dédiée à la contemplation et à l’introspection, son œuvre témoigne de sa fascination pour les questions mystiques ou métaphysiques, mettant la technologie et ses effets au service de la philosophie.

Pour la première fois de leur histoire, les galeries du Grand Palais s’ouvrent à la vidéo, en proposant un large panorama des œuvres de Bill Viola. Mais si le médium privilégié de Bill Viola est relativement récent dans l’histoire de l’art, apparaissant à partir des années 1960, les interrogations qu’il soulève à travers ses vidéos nous ramènent au fondement même de notre existence et des mystères qui, de tout temps, ont posé problème à l’humanité.
Non seulement la vidéo permet à Bill Viola de créer un tempo extrêmement lent, parfois hypnotique, propice à la méditation et à l’introspection, mais elle lui donne aussi l’opportunité d’aborder de front des questions de métaphysique. Bill Viola rappelle ainsi que son exposition est pensée et rythmée à travers trois interrogations essentielles: qui suis-je? Où suis-je? Où vais-je? L’enjeu n’étant pas tant d’y répondre rationnellement que de se ressaisir de ces questions, de les méditer, de les éprouver.

Si Bill Viola nous apparaît comme un artiste éminemment spirituel, sa vie a été ponctuée par un événement particulièrement marquant lorsqu’il avait six ans, et qui semble avoir durablement ouvert sa conscience à une autre perception du monde. Il est tombé dans un lac et, ne sachant pas nager, a coulé vers le fond. Avant d’être sauvé par son oncle, le petit Bill Viola est ainsi resté prisonnier des eaux, contemplant le monde depuis le fond du lac. Il affirme pourtant n’avoir jamais paniqué lors de cet accident. Au contraire, il parle encore aujourd’hui de cette noyade comme d’un «trauma positif» qui aura marqué son existence et sa conception du monde.
D’ailleurs, force est de constater que l’élément liquide est continuellement présent dans son œuvre. The Reflecting Pool ouvre l’exposition, tandis que le plongeur d’Ascension et les figures des Sleepers, qui dorment justement au fond de l’eau et sont perçus à travers la surface, achèvent le parcours.

The Reflecting Pool joue ainsi avec l’eau, notre perception des corps et du temps. Un homme se tient au bord d’une piscine, au loin on entend le ronflement d’un avion qui plane. L’homme saute dans la piscine, mais son geste est stoppé par Bill Viola, comme s’il appuyait sur le bouton pause. Le corps du plongeur reste alors suspendu dans les airs, et une attente se crée chez le spectateur: quand l’homme va-t-il finir par tomber dans l’eau? Or plusieurs séquences viennent perturber notre regard: la surface de l’eau bouge alors que le corps du plongeur n’y est toujours pas entré. Puis le plongeur disparaît carrément, et l’on perçoit sur la surface de l’eau des personnes qui n’apparaissent pourtant pas dans la réalité, aux abords de la piscine. Le miroir du réel nous jouerait finalement des tours, à moins qu’il n’offre une autre dimension du visible et révèle à nos yeux des choses tenues habituellement cachées.

The Veiling propose une nouvelle expérience visuelle assez étonnante. Deux projecteurs diffusent à travers neuf voiles les images d’une forêt, de nuit, que balaie une lampe torche. On se retrouve immergé dans ce lieu inquiétant, la lumière se perd dans les feuillages, l’image s’étire sur les différents voiles. Cette angoissante balade en forêt suggère finalement que l’homme reste égaré dans les ténèbres à la recherche de son chemin, pétrifié par les bruissements de la vie nocturne et du monde qui l’entoure.

Ainsi, Bill Viola sonde les tenants et les aboutissants de nos existences, il interroge notre manière de vivre durant le laps de temps qui nous est accordé. En ce sens, Heaven and Earth confronte deux écrans: l’un représentant le visage d’un nouveau-né hurlant, l’autre un vieillard agonisant. Mais entre ces deux moments charnières de la vie, que nous reste-t-il à accomplir?
Catherine’s Room présente quatre écrans où la performeuse s’affaire à différentes activités: méditation, travail d’écriture, prière, sommeil. Quatre activités répondant aux diverses préoccupations de la vie et, de manière plus large, correspondant au cycle des saisons que l’on perçoit à travers la fenêtre de la chambre de Catherine. Le temps humain s’inscrit en fait dans un temps plus vaste, cosmique, celui de la nature, de la génération et de la corruption.

Mais pourra-t-on un jour dépasser notre condition de simples mortels, se défaire de nos besoins vitaux, se dégager du monde mouvant et du devenir? Rien n’est moins sûr.
A travers Nine Attemps to Achieve Immortality, Bill Viola se filme en plein exercice d’apnée. Il retient sa respiration le plus longtemps possible, alors que son visage se crispe peu à peu et que ses tempes gonflent à vue d’œil. Au final, son corps se relâche. Il tente de reprendre son souffle, haletant, mais repart aussitôt dans une nouvelle tentative qui se révèlera tout aussi infructueuse. Néanmoins, ce n’est pas uniquement la condition mortelle de l’homme qui intéresse Bill Viola, c’est aussi le panel de ses sentiments, de ses attitudes, de ses airs.
Surrender rend compte des expressions propres au désespoir et à l’abandon, tandis que Quintet of the Astonished filme au ralenti l’étonnement qui parcourt le visage de cinq performeurs, dont les mimiques et grimacements rappellent Le Portement de Croix avec Sainte Véronique de Jérôme Bosch.

Toute l’exposition de Bill Viola se déroule dans la pénombre, à travers des séquences pouvant durer plus d’une demi-heure. Aucun écrit ni aucune notice ne viennent perturber notre attention, à l’exception des légendes des œuvres. Tout est pensé pour vivre une expérience immersive où nos sens et notre sensibilité se trouvent mis à contribution.
The Sleep of Reason nous fait pénétrer dans un monde bien étrange. Nous entrons dans une chambre où se trouve un buffet sur lequel sont posés un vase avec des fleurs, une lampe, un réveil, et un moniteur diffusant la vidéo noir et blanc d’un homme endormi. De manière aléatoire, la lumière et le moniteur s’éteignent en même temps. Des séquences brèves accompagnées de bruits inquiétants sont alors projetées sur les murs de la chambre et disparaissent aussitôt comme des visions cauchemardesques. Hibou, gueule de chien enragé, incendie… lorsque la lumière s’éteint et que notre raison s’endort, les monstres se réveillent. Reprenant un titre de Goya (Le Sommeil de la raison engendre des monstres), Bill Viola nous fait ainsi basculer dans un monde onirique où se déchainent les pulsions et le subconscient de l’homme endormi. Il matérialise l’irrationalité des rêves et leur formidable puissance symbolique.

Par la suite, plusieurs séquences dédiées aux paysages viennent nous apaiser et contrebalancer la violence épileptique de The Sleep of Reason. Dans Walking on the Edge et The Encounter, des personnages marchent dans le désert, tentant d’abolir les distances. Ces plaines arides sont remplacées par un paysage enneigé dans Chott el-Djerid. Le souffle du vent est omniprésent et hurle à nos oreilles. Une forme indistincte se profile à l’horizon, avançant péniblement dans la neige et s’y enlisant finalement. Il s’agit d’un homme. Mais qui est-il? D’où vient-il, et où va-t-il?

La superproduction Going Forth By Day nous accueille alors avec ses cinq séquences synchronisées. On entre dans la salle à travers les rayons de lumière et les couleurs chatoyantes de Fire Bird, véritable ode à la résurrection et au mysticisme.
The Path évoque un mouvement perpétuel. Des passants traversent une forêt, suivant tous la même direction. Ils sont des voyageurs sur la route, portant chacun leur propre histoire, leur propre identité, et filant vers un on ne sait où.
The Deluge reconstitue une scène de rue se déroulant devant la façade d’une maison que l’on vide de ses meubles. Là encore, des passants vaquent à leurs occupations. Les meubles sont déposés au bas des escaliers puis emportés hors champ. Un sans-abri se tient à côté du palier de la porte. Jusqu’au moment où un message d’alerte est diffusé et provoque la panique. Les passants se mettent à courir dans la rue, se couvrant la tête. Un torrent déboule par l’escalier de la maison, déversant les meubles et les habitants qui étaient restés à l’intérieur. Les fenêtres explosent sous la pression de l’eau. Le déluge passe enfin, des filets d’eau dégoulinent de la façade.

The Voyage évoque le départ: un vieillard alité, sur lequel on veille, s’apprête à rendre l’âme, alors qu’on charge un bateau qui nous embarquera pour un long et bienheureux voyage.
First Light relate enfin l’aventure de secouristes partant à la recherche d’un disparu. Une proche de celui-ci les accompagne, inquiète. L’épuisement gagne l’équipe qui s’assoupit au bord d’un point d’eau. Dans la nuit, le corps du disparu sort des eaux, en lévitation, et gagne les cieux. Un orage éclate alors et réveille les sauveteurs qui quittent les lieux.

Chaque séquence souligne ainsi l’état transitoire du monde et des affaires humaines. On n’est que de passage, on est en perpétuelle transhumance, on déménage, on envisage un départ, on meurt enfin, quittant le monde terrestre pour rejoindre un au-delà. Toutefois, le rythme de nos vies n’est pas linéaire et se trouve bien souvent bousculé par des ruptures et des événements inattendus que symbolisent ici les déluges, les orages, les catastrophes. Mais au-delà de l’adieu et de la disparition tragique des êtres, Bill Viola laisse place à un possible espoir, à une résurrection, à un miracle. Son œuvre entière semble donc s’articuler autour de questions majeures, à la portée universelle: la condition humaine, la vie, la mort, l’écoulement du temps, l’immortalité.

La dernière partie de l’exposition nous met toujours en prise avec la mort, ainsi qu’avec l’eau et le feu, compris comme principes du monde. Nous descendons un escalier en colimaçon habité par les bruissements et chuchotements de Presence. Nous avons alors l’impression de nous enfoncer dans les Cercles de l’Enfer de Dante. En bas, nous nous retrouvons face à un mur de feu vers lequel se dirige une sorte de prêtresse (Fire Woman). Sa silhouette noire se découpe sur les immenses flammes du brasier. Tout à coup, elle tombe à la renverse dans une flaque d’eau qui submerge son corps. L’eau et le feu s’affrontent alors. Les flammes sont d’abord reflétées puis englouties par la surface bleue, comme si un élément pouvait se transformer en un autre tel que le suggéraient les premiers philosophes, Thalès et Pythagore.

Ce dernier se demandait d’ailleurs si l’âme était immortelle et pouvait quitter un corps pour se réincarner en un autre. Avec Man Searching for Immortality/Woman Searching for Eternity, un vieillard et une vieille dame scrutent scrupuleusement leur corps nu à l’aide d’une lampe. Ils explorent patiemment chaque recoin, chaque pli de leur être, certainement en quête d’un indice ou d’une trace d’immortalité. Mais comme le soutenait Pythagore, ce n’est pas l’enveloppe corporelle mais l’âme seule qui est immortelle car immatérielle. Tout est finalement une question de spiritualité.

Å’uvres
— Bill Viola, Ascension, 2000. Installation vidéo sonore. 10 minutes. Performeur: Josh Coxx.
— Bill Viola, Fire Woman, 2000. Pprojection vidéo couleurs haute définition, quatre enceintes. 11 minutes 12 secondes. Performeuse: Robin Bonaccorsi.
— Bill Viola, Going Forth By Day (détail), «First Light» (panneau 5), 2002. Installation vidéo sonore, cycle de cinq projections. 36 minutes Performeurs: Weba Garretson, John Hay.
— Bill Viola, The Dreamers (détail), 2013. Installation vidéo sonore, sept écrans plasma verticaux, quatre canaux stéréo, en continu. Performeuse: Madison Corn.
— Bill Viola, Catherine’s Room (détail), 2001. Polyptique vidéo couleurs sur cinq écrans plats LCD. 18 mn. Performeuse: Weba Garretson.

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