ÉDITOS

Big bang dans la culture

PAndré Rouillé

Les Français ont voulu le changement, ils auront la «rupture» qui s’incarne dans chaque geste du Président, dans son omniprésence, sa sur-activité, sa sur-visibilité, et sa sur-implication dans les moindres événements de la nation. Son attachement scrupuleux à tenir (presque) tous ses engagements de campagne est une autre version de la «rupture», tant cela est assez nouveau dans la République!
Plus encore, la «rupture» s’exprime dans l’hyper-pragmatisme du pouvoir qui veut examiner «sans tabou» tous les rouages de l’appareil d’État dans le but d’«abandonner les politiques qui ne marchent pas au profit des politiques qui marchent».
Trancher, rogner, refondre, déplacer ou recomposer: le grand jeu de la «rupture» bat son plein. La lettre de mission

que le Président de la République et le Premier ministre viennent d’adresser, le 1er août, à la ministre de la Culture Christine Albanel se situe dans ce cadre. C’est un véritable big bang qui ouvre une nouvelle époque dans l’action culturelle publique.

Faire époque consiste ici explicitement à dépasser «les lacunes et les ratés» des années 1980, en premier lieu «l’échec de la démocratisation culturelle» imputable aux aberrations, aux faux-semblants et à l’élitisme de la politique culturelle socialiste (et chiraquienne) qui, «financée par l’argent de tous, ne bénéficiait qu’à un tout petit nombre».
Après en avoir largement profité électoralement, la droite compte bien exploiter à son avantage l’une des contradictions les plus criantes de la gauche qui n’a jamais su accorder son faire à son dire, ses actions à ses discours, et qui n’a pas vraiment été capable de mener une politique culturelle résolument populaire.

Le «nouveau souffle» à donner à la politique culturelle s’inspire de Malraux par dessus Jack Lang (dont le nom n’est pas cité), mais d’un Malraux revu à la lumière des impératifs d’aujourd’hui et au travers d’une triple priorité: le patrimoine, la création et la transmission des savoirs.

Pivot de la «démocratisation culturelle», la transmission des savoirs est affichée d’autant plus nettement qu’elle est politiquement bénéfique pour le gouvernement.
On se rappelle avec quel empressement le très chiraquien Jean-Jacques Aillagon avait enterré le plan sur l’art à l’école conçu par les socialistes Jack Lang (ministre de l’Éducation nationale) et Catherine Tasca (ministre de la Culture). En recommandant expressément la mise en œuvre d’un «partenariat renouvelé et durable» entre ces deux ministères, et en préconisant pour tous les élèves un enseignement en histoire de l’art doublé de la pratique effective d’un art, la lettre de mission trace une perspective culturelle tout en rompant à la fois avec la droite chiraquienne et avec les socialistes dont elle reprend et amplifie les orientations.

Sur l’air de ‘la droite accomplit ce que la gauche n’a pas su faire’, l’objectif de «démocratisation culturelle» veut mobiliser, conjointement au «partenariat» entre l’école et la culture, les ressources et la logistique de lla télévision (France Télévision) et de la «révolution numérique» (la diffusion des œuvres par internet). A quoi il conviendrait d’ajouter («après expérimentation») la gratuité des musées nationaux.

La version sarkoziste de la «démocratie culturelle» n’est pas une simple évolution quantitative des orientations chiraquiennes et surtout socialistes accusées de «s’être davantage attachées à augmenter l’offre qu’à élargir les publics». La politique nouvelle consiste à inverser la tendance, à passer d’une politique de l’offre à une action «répondant aux attentes du public».

Cela exige une réforme profonde des «conditions d’attribution des aides». D’un côté, en associant à l’administration des «commissions indépendantes d’attribution» composées d’experts, d’artistes et de «représentants du public». D’un autre côté, en soumettant les bénéficiaires à des critères stricts de gestion: «Vous exigerez de chaque structure subventionnée, est-il demandé à la ministre, qu’elle rende compte de son action et de la popularité de ses interventions, vous leur fixerez des obligations de résultats et vous empêcherez la reconduction automatique des aides et des subventions».

Ce n’est plus une rupture, mais un big bang: l’endogamie, le clientélisme et l’archaï;sme qui gangrènent depuis des décennies l’administration de la culture sont littéralement confrontés au nouveau contrôle de deux forces: le public et les gestionnaires. L’administration de la culture n’est plus l’apanage des seuls acteurs de la culture, et c’est tant mieux. La directive est claire: «A la tête de tous les établissements et administrations relevant de votre autorité, vous veillerez à associer des personnalités d’envergures au monde culturel et artistique à des gestionnaires confirmés».

Plus contestable est en revanche la volonté de faire basculer les priorités de l’intervention publique de l’«offre» de création vers les «attentes du public», du «tout petit nombre» des acteurs culturels à «tous» les spectateurs potentiels, de la production à la consommation. Ce qui revient à soumettre la culture aux critères de la politique et de l’économie. Or, les rythmes et les lois de la création obéissent à d’autres critères. La création est toujours du côté de l’exception et non de la règle, et n’est création que dans la mesure où elle excède les lois, les logiques et les attentes ordinaires.

Autant il est nécessaire de refonder les politiques et pratiques culturelles avachies des dernières décennies, autant il est évidemment crucial d’ouvrir largement l’univers de l’art et de la création au public (puisque les gouvernements précédents l’ont si mal fait!), mais autant il est erroné de s’enfermer dans une vision binaire qui limite le changement (ou la rupture !) à trop simplement prendre le contre pied des positions existantes. Le choix d’accorder la priorité à la «démocratie culturelle» est à tous égards hautement justifié, mais ils est erroné d’opposer la création (l’«offre», le «tout petit nombre») à la diffusion et la consommation par le plus grand nombre («les attentes du public», «tous»).

La «démocratie culturelle» (pour tous) n’est pas l’alternative à opposer à une sorte de monarchie culturelle (pour quelques uns). Ne pas substituer le spectacle de la culture à la culture (à cet égard le nouveau pouvoir porte à rester vigilant) exige d’encourager les créateurs, de dynamiser le monde de la culture, de réformer l’administration, et de construire avec précaution les bases de dialogues durables et informés du public avec les œuvres et les créateurs.
Mais ce processus, nécessairement long et sinueux en raison des abîmes à combler, ne saurait s’aligner sur de très vagues «attentes du public». Ce qui reviendrait à choisir la méconnaissance pour horizon de l’action, à s’enfermer dans une conception quantitative de la démocratie, à se satisfaire d’une «démocratisation» au rabais pour une «démocratie» sans qualité.
Respecter le public, lui conférer toute sa place, et lui rendre enfin ses droits à une culture vivante, exigeante et stimulante, requiert l’implication et l’encouragement de créateurs de haute qualité, doté des moyens suffisants pour agir sur une scène dynamique, largement ouverte à tous et au monde.

Entre autres questions, cette longue lettre de sept pages procède à une critique appuyée (et malheureusement justifiée) de l’action extérieure de la France, assortie d’une injonction à la «moderniser en profondeur» afin de «gagner en cohérence, en visibilité et en impulsion». Au cas où le message ne serait pas assez explicite, il est demandé à la ministre de veiller à ce que la France accède dans le monde à une «présence audiovisuelle plus forte, plus cohérente, plus ambitieuse, plus efficace». Pas moins.

Les contours de la nouvelle époque de la politique culturelle laissent manifestement présager de possibles «ruptures» au sein des administrations culturelles elles-mêmes. L’objectif d’aboutir à une «administration rénovée et moderne», capable de proposer un service «plus efficace et moins coûteux» aux Français; la règle du pragmatisme total et sans «tabou»; la volonté hautement affirmée de «modifier en profondeur les structures et les modes d’intervention des administrations publiques»; la mise en tenaille de l’administration par le public et les gestionnaires; la réduction des «dépenses de fonctionnement du ministère et de ses organismes rattachés au profit de l’aide à la création et de la démocratisation culturelle»; enfin les questions sourdes mais récurrentes sur la pertinence à maintenir tel ou tel organisme (peut-être la Délégation aux arts plastiques, ou Cultures France), voire le ministère de la Culture lui-même, tout cela annonce quelques mouvements et soubresauts dans les prochaines semaines.
A moins que l’actuelle atonie de l’économie française, et le poids des pesanteurs, ne viennent freiner les ardeurs rénovatrices, et qu’une nouvelle fois les mots restent des mots…

André Rouillé.

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Kara Walker, Excavated from the Black Heart of a Negress (détail), 2002. Découpure de papier noir. 400 x 3020 cm. Courtesy Kara Walker et Sikkema Jenkins & Co., New York. Copyright Kunstverein, Hanovre. Photo: Raimund Zakowski.

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