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Biennale de Lyon 2007. L’Histoire d’une décennie qui n’est pas encore nommée

Le catalogue de la 9e Biennale d’art contemporain de Lyon se révèle aussi foisonnant que l’exposition elle-même. Stéphanie Moisdon et Hans Ulrich Obrist, ses concepteurs, ont opté pour le mode du jeu, et ont invité un certain nombre de «joueurs» à répondre à la question : «Comment définir la décennie actuelle ?».

Information

Présentation
Stéphanie Moisdon, Hans Ulrich Obrist
Biennale de Lyon 2007. L’Histoire d’une décennie qui n’est pas encore nommée

Cet ouvrage relève à la fois du jeu, de la cartographie et de l’expérience d’une écriture collective. Pensé comme un livre d’histoire et de géographie de l’art contemporain, il est le résultat d’une série d’invitations et de programmations des concepteurs de la manifestation et de Thierry Raspail. Réunissant 70 «joueurs» du monde entier (artistes, critiques et commissaires d’exposition) répartis entre deux cercles selon le type d’intervention demandée, le projet s’est développé autour d’une question centrale: «Comment définir la décennie actuelle ?».

S’il était proposé au premier cercle de choisir des réponses parmi ce que les artistes produisent aujourd’hui, il était demandé aux joueurs du second cercle de séquencer leurs choix ou de les confronter à d’autres. L’ensemble de ces subjectivités, cadrées par quelques règles de présentation (qui ? pourquoi ? comment ?), participent ici à un exercice de délimitation, de détourage et de recadrage d’une décennie et d’un objet —l’art — dont le tracé est de plus en plus indispensable. La publication s’accompagne d’essais inédits de et d’entretiens avec Mehdi Belhaj Kacem, Stefano Boeri, François Cusset, Okwui Enwezor, Michel Houellebecq, Anselm jappe, Paul Veyne et Ralph Rugoff & Louise de la Tour.

Préface de Thierry Raspail, directeur artistique de la 9e Biennale de Lyon
« Parlons biennales.
Il y a quelques décennies l’historien d’art Georges Kübler inventait la notion d’«objet premier». C’est une forme, un tableau ou un édifice dont l’évidence rétrospective est acquise à l’issue d’une longue descendance. N’est-ce pas là le plus pompier des lieux communs ? Oui et non. Oui, car l’histoire existe encore (malgré l’épisode Fukuyama aujourd’hui clos) et son rôle central dans la constitution d’une mémoire n’est nullement mise en cause. Non, car l’évidence pour l’historien est bien ce qui échappe à l’oubli. L’évidence est ce qui perdure: c’est l’œuvre qui reste collée aux cimaises et devient l’image-référence. De ce point de vue, c’est une figure d’autorité. Mais c’est aussi une manière d’affirmer que le présent n’existe jamais qu’à travers le futur supposé qu’on lui prête.
L’œuvre n’existe qu’après coup ou s’évapore et disparaît. C’est pourquoi l’historien ne travaille jamais qu’au futur antérieur. Pas dans l’instant. En revanche ce n’est pas le cas du commissaire d’exposition chargé, lui, d’organiser l’actualité.
Distinguer le présent de l’actualité, c’est l’enjeu crucial de l’aujourd’hui. Avec la fin des régimes d’historicité traditionnels et l’apparition du «présent perpétuel» (François Hartog) la distinction s’est estompée, c’est pourquoi le système des biennales, actualisant l’actualité, a si bien réussi en quelques trente ans. L’aujourd’hui compte dans le monde 110 biennales au moins qui dressent chacune la carte d’une actualité exponentielle, renouvelable à l’envi et interchangeable. Par conséquent le flux l’emporte sur la singularité. 110 biennales, 110 listes d’artistes, 110 titres, une biennale hebdomadaire, chacune recouvrant et annulant la précédente. La mécanique des biennales habite et génère un présent étiré à l’infini. Comment dans cette perspective une biennale peut-elle être encore une instance critique ou un éclair de discernement dans la langueur du flux ?
Prétendrons-nous que l’art emprunte désormais à la vacuité et à la rythmicité de l’événement politique ou sportif — dont on sait qu’ils s’auto-qualifient souvent l’un et l’autre d’«historique» — mais dont on sait plus encore qu’ils ne sont événements que rétrospectivement ?
Le système est-il complice d’une certaine google-isation dont le classement au top de l’écran est lié à la popularisation du nombre de clics, ce qui a pour conséquence de faire de la qualité une émanation de la quantité? En bref, sommes-nous victimes de nos propres moteurs de recherches qui amplifient l’atavisme de l’information ? Et privilégient naturellement la communication immédiate à la lente déposition des alluvions. L’œuvre n’est-elle pourtant pas ce ralentisseur, à la fois patenté et archaïque des flux ? Tout comme le littéraire ou l’auteur pourraient l’être, ailleurs ? Si la réponse à cette question est affirmative, on en déduira que le temps des biennales n’est pas celui des œuvres, qu’ils sont même l’un et l’autre profondément antagonistes. C’est tout l’enjeu de la Biennale 2007.
Parlons histoire.
Borges dans Babel nous décrit fort bien l’enthousiasme euphorique des peuples pour la réunion enfin réalisée de tous les livres dans la bibliothèque. Puis il décrit le désarroi de tous devant ces ouvrages introuvables sous l’effet de l’accumulation.
La Biennale de Lyon depuis sa création en 1991 s’est toujours efforcée d’être avant tout une exposition, c’est-à-dire d’émarger dans la colonne historienne. Depuis 2003 elle s’est engagée sur le terrain de la temporalité, mot valise aussi générique que malléable, c’est-à-dire plastique, qui eut d’abord pour objet moins de rendre compte de l’actualité que d’essayer d’en cerner les composantes. Ce fut «C’est arrivé demain» en 2003 puis «L’expérience de la durée» en 2005.
En 1993, la deuxième Biennale de Lyon tentait de nommer le siècle. Elle s’intitulait: «Et tous ils changent le monde» (emprunté à Julian Beck). Nous étions au seuil de l’histoire, sept ans avant les années 00. Aujourd’hui, sept ans après, la Biennale tente de nommer la décennie. C’est le même projet historien, lui aussi au seuil de l’histoire, mais dont la flèche du temps est inversée. Prétendre associer l’histoire au présent et à l’actualité, dont on a vu que l’écart manifeste entre l’un et l’autre est précisément un enjeu historien, est à la fois inévitable et porteur de confusion.
La question de l’actualité pour les biennales a ce caractère d’évidence qui en fait comme pour l’œuvre, une vérité rétrospective. Quant à l’histoire, il faut, pour ne s’en tenir qu’au temps présent, associer aux œuvres de Marc Bloch, Pierre Francastel et François Hartog, celles de Paul Ricoeur, Paul Veyne, Braudel et de Certeau, rétrospectivement.
Je souhaitais clore la trilogie des Biennales 2003-2007 portant sur la question de la temporalité en interrogeant ces micro-régimes d’historicité, ce qui, pour paraphraser T.S. Eliot nous conduit par déperdition successive de la sagesse à la connaissance, puis de la connaissance à l’information, puis enfin de l’info aux news.
Quelles sont les news (lesquelles ont supplanté les brèves) qui feront présent, c’est-à-dire histoire? Quels «temps et récit» construire? Comment, d’une certaine manière, visualiser une forme d’archéologie de l’actualité?
Il doit bien y avoir une histoire à l’actualité, et une archéologie à l’actualité de l’actualité (le présent indifférencié).
C’est pourquoi il nous faut construire maintenant une biennale historienne, rétrospective d’avenir, dont l’intention serait de combler le vide séparant ces trois couples antagonistes que sont le présent et l’actualité, la naissance de l’œuvre et le système des biennales, l’histoire et la temporalité.
C’est pourquoi il nous faut construire maintenant une biennale historienne, rétrospective d’avenir, dont l’intention serait de combler le vide séparant ces trois couples antagonistes que sont le présent et l’actualité, la naissance de l’œuvre et le système des biennales, l’histoire et la temporalité.
Parce que Stéphanie Moisdon et Hans Ulrich Obrist sont entrés dans la série des filiations (l’«âge systématique» selon Kübler) dans les années 90, l’une pour les «artialiser» en séquence (Alain Roger), et l’autre pour les globaliser en flux, ils me paraissaient tous deux représenter la double instance critique susceptible de combler cette interrogation.
C’est ce qui initia notre dialogue. Ils ont répondu globalité à la globalisation, intrigue à l’histoire, récit d’anticipation au présent, jeu à la mécanique de la sélection, et polyphonie à l’actualité.
Dans cette Biennale il y a deux types de joueurs, des artistes et des «curators» dont le rôle distinct repose sur deux règles temporelles différentes, mais dont l’objet est on ne peut plus évident: affirmer la place centrale de l’artiste. Et il y a deux tables de jeux répondant à des procédures d’expositions diverses.
Le scénario est conçu par Stéphanie Moisdon et Hans Ulrich Obrist à partir des prémices que je leur ai exposées, portant sur l’histoire, la mémoire, l’actualité et l’oubli, et leur «présentification».
Le futur dira si nous aurons su être de notre temps. »