ART | INTERVIEW

Bernard Utudjian (galeriste)

Directeur de la galerie Polaris, Bernard Utudjian reste fidèle à certains principes que les évolutions du marché de l’art bousculent souvent : une attention particulière à la qualité des matériaux, un attachement profond à la vocation de la galerie d’accompagner ses artistes sur la durée, une attitude de large ouverture, de conseil et d’accueil en direction des collectionneurs.

Interview
Par Doreen Bodin

Paris-art. Votre galerie privilégie les artistes en début carrière. Pourquoi cette préférence ?
Bernard Utudjian. J’ai effectivement la particularité de travailler avec de jeunes artistes. Sur les quinze que je suis, douze ont fait leur première exposition avec moi. J’aime beaucoup l’aspect « découverte », voir mûrir le travail et accompagner ces premières années qui sont, à mon avis, les plus passionnantes.

Comment découvrez-vous vos artistes ?
De plusieurs façons. On peut aller les rencontrer dans leur atelier, les découvrir lors d’une exposition institutionnelle ou à l’étranger, ou plus simplement par le bouche à oreille. Le plus souvent, ce sont les artistes qui déposent leurs dossiers à la galerie. Nous en recevons dix à quinze par semaine. L’artiste choisit à 50% sa galerie en fonction de ses goûts, de la manière dont elle travaille et de la réputation des autres artistes exposés. Tous les artistes que j’accompagne maintenant ont choisi de travailler avec moi. Mais il faut du temps, tout un cheminement, entre le moment où l’on effleure un travail, car regarder un dossier c’est effleurer le travail, et la confirmation des attentes. Avec Stéphane Couturier par exemple, trois ans se sont écoulés avant sa première exposition.
La programmation est toujours prévue un an à l’avance. Certains artistes ne souhaitent pas attendre et veulent exposer vite. S’ils ne souhaitent pas s’engager sur le long terme, je préfère les laisser partir. Il faut du temps et de la patience pour créer un lien fort entre le galeriste et l’artiste, afin que la collaboration soit fructueuse.

Quelles sont vos grandes lignes de choix ?
La qualité du médium reste pour moi très importante. Ce n’est sûrement pas la quête de la nouveauté qui me guide. Je ne suis pas à la recherche de l’artiste innovant, mais plutôt de celui qui affirme ce qui, à un moment donné, me correspond en peinture, en vidéo, en installation, en photographie ou en dessin.
Mes choix s’opèrent en fonction de mes connaissances en art et de ce que je souhaite ajouter au paysage artistique contemporain. En espérant, bien sûr, que l’artiste soit un jour reconnu.
Mais c’est encore plus égoï;ste. Je me demande tout simplement si j’ai envie d’avoir telle ou telle œuvre chez moi, de vivre avec elle et de m’interroger sur elle. Si c’est le cas, cela signifie que je suis capable de répondre aux questions des visiteurs.

Intervenez-vous dans la phase de création ?
Jamais avec les jeunes artistes. Il ne faut surtout pas intervenir. Certains de mes confrères le font. Pour ma part, je préfère poser des questions pour avoir confirmation, ou pas, de ce que j’imagine. Je peux donner mon avis sur le choix du format ou la qualité du matériau, mais jamais sur le sujet.

Qui fixe le prix d’une œuvre ?
La galerie et l’artiste. Je définis avec l’artiste un prix qui me semble être raisonnable, pas trop cher pour une première exposition.
C’est important pour moi de mettre l’œuvre à la portée du collectionneur sans que le prix soit prohibitif. Ce qui va complètement à l’encontre du marché où la tendance actuelle est plutôt de répondre à une demande. Les collectionneurs veulent telle photographie ou telle peinture de tel artiste en vogue, il faut donc que les galeristes satisfassent le client. Pourquoi mettre des prix raisonnables à la première exposition puisque de toute façon les gens achètent. Aujourd’hui, les collectionneurs qui suivent la carrière d’un artiste sont de plus en plus rares.
Le marché change et la galerie perd son rôle de découverte et de suivi. Les institutions comme les collectionneurs nous poussent à devenir des centres d’art.

Actuellement, les jeunes artistes sont très prisés sur le marché de l’art. Quel regard portez vous sur cette quête aux nouveaux talents ?
C’est une excellente chose car le marché ne s’est jamais autant ouvert aux jeunes encore aux beaux-arts ou qui sortent à peine d’une école internationale.

Pensez-vous que cela induise une perte de la qualité ?
Il est en effet aujourd’hui possible pour un artiste d’exposer très rapidement. Mais cela ne conduit pas à une perte du niveau artistique global, cela correspond plutôt à une modification du paysage. Les galeries doivent travailler encore plus dur pour imposer un artiste sur une troisième, quatrième ou cinquième exposition.

Mais quelle chance ces artistes ont-ils de durer ?
Tant le galeriste, le journaliste et le collectionneur sont satisfaits, personne ne se posera de questions sur la carrière de l’artiste. S’il disparaît, un autre prendra sa place dans la galerie, la collection ou le musée. D’autant plus facilement que les collectionneurs et les conservateurs ne suivent pas toujours un artiste.
Depuis dix ans, le marché s’est considérablement développé, ainsi que le nombre d’artistes présents sur la scène artistique. Mais ils sont consommés avec rapidité. Après avoir été propulsés dans un centre d’art français ou étranger par exemple, ils trouvent très vite une galerie et arrivent très rapidement sur le marché.
Est-ce que l’œuvre va pouvoir mûrir et se développer ? ce n’est pas sûr. Beaucoup de galeries tendent à se transformer en centres d’art, en trait d’union entre l’œuvre émergeante et le musée. Une galerie qui suit le travail de ses artistes pendant dix ans ne peut pas le faire avec vingt, quarante ou soixante artistes. C’est impossible. De plus en plus de galeries montrent un artiste une ou deux fois et passent le relais à un confrère.
Le turn over est devenu très important, alors que dans les décennies précédentes le panel des artistes d’une galerie restait fixe pendant sept ou huit ans, il change maintenant tous les deux ou trois ans.

Comment se passe la communication entre les galeristes ?
Nous sommes pour la plupart inscrits au Comité des galeries d’art qui nous envoie régulièrement des informations sur la représentation du métier à l’étranger, les nouvelles lois… Mais en dehors des réunions du comité, nous nous voyons peu. Nous sommes beaucoup moins offensifs que nos confrères étrangers qui travaillent davantage en commun pour attaquer les marchés étrangers, arriver ensemble sur les foires, et convaincre les institutions, les collectionneurs et les journalistes. Toutefois, des changements se dessinent, mais c’est là aussi une question de temps.

Depuis quelques années, les livres, les expositions et les festivals dédiés à la photographie se multiplient. Peut-on parler d’un engouement ?
C’est vrai que davantage de gens s’intéressent à la photographie. Mais il reste encore beaucoup d’amateurs de peinture. Le fait est que la France a une quinzaine d’années de retard sur les autres pays. Dans les années 1970, la photographie contemporaine était déjà beaucoup plus populaire aux Pays-Bas, en Suisse, en Belgique, en Allemagne ou aux États-Unis. Chez nous, elle a été acceptée, reconnue et mise en avant par les institutions à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Pourtant il existait des galeries depuis vingt ou vingt cinq ans, qui faisaient un travail de fond passionnant. Mai peu d’artistes français utilisaient la photographie à l’époque, nous étions alors plutôt dans une tradition picturale. Puis nous sommes directement passés de la peinture à la vidéo et aux installations. La photographie n’est arrivée qu’après pour le public qui s’intéressait à l’art contemporain. Nous sommes aujourd’hui dans une période de redécouverte.
Il s’agit plus d’une mise à niveau que d’un engouement, qui est d’ailleurs sans danger pour la peinture. En France, les médias ont souvent tendance à annoncer la fin de ceci ou le retour de cela, mais ce n’est ni une question de retour ni de fin. Tant qu’il y aura de bons peintres et de bons photographes, ils d’existeront les uns à côté des autres. Les artistes n’ont pas à cesser d’utiliser tel ou tel médium sous prétexte qu’il n’intéresse plus. Heureusement…

Dans Le Monde du 14 novembre 2003, vous parliez de photos « plasticiennes ». Pouvez-vous précisez ?
Oui, à l’époque, on faisait une distinction entre la photographie utilisée par des artistes plasticiens comme un support au même titre que la peinture ou la vidéo, et la photographie allant dans le sens unique de l’histoire de la photographie. Mais les deux se sont ensuite vite mélangées, bien qu’il y ait encore du chemin à faire.
A l’étranger, de nombreux conservateurs et collectionneurs ne font plus la différence. Ils acceptent et encouragent ces deux courants. En France c’est le combat des cinq prochaines années. L’idéal serait d’acheter une photographie de Doisneau et de la mettre à côté d’une photographie de Georges Rousse ou de Stéphane Couturier. Au salon « Paris-Photo », j’incite les collectionneurs à regarder des petits chefs-d’œuvre de 1840 ou 1950 aussi bien que le travail d’un jeune artiste contemporain. Il est important que l’œil accepte les deux formes visuelles et que le collectionneur achète les deux types d’œuvres.

La France est-elle un pays de collectionneurs ?
Il y en a beaucoup plus qu’on ne le pense. Mais c’est aux galeries de créer des collectionneurs. L’accueil dans les galeries parisiennes laisse un peu à désirer en comparaison de nos confrères européens. Quand vous voyez avec quelle timidité les visiteurs entrent dans une galerie, il paraît nécessaire que le galeriste, en France, développe cet aspect. Il faut les rassurer, leur parler sans les agresser, les informer en les laissant partir tranquillement avec un maximum de documents et les inviter à revenir plus tard. Souvent les meilleures collections sont parties d’un sujet anecdotique qui a enclenché les plus grandes et les meilleures passions.
En France, nous n’encourageons pas assez le jeune collectionneur à acheter des petites pièces, ou à crédit, pour commencer sa collection. Et puis maintenant beaucoup de gens jugent le travail d’un artiste par internet. Ils ont un mauvais premier regard.
C’est dommage, car en photo comme en peinture, ou même pour une installation, l’écran d’ordinateur ne peut donner l’équivalent de la pièce grandeur nature. La qualité d’un tirage ou celle d’un tableau varie énormément selon qu’on la voit sur internet ou en réalité.

Qui sont ces clients virtuels ?
Il y a le simple curieux désireux de rester anonyme et que nous renseignons automatiquement parce que l’on ne peut réclamer aux gens leur carte d’identité. Il y a aussi, fort probablement, des artistes qui nous demandent des renseignements en se faisant passer pour des acheteurs. Sinon ce sont principalement des collectionneurs qui, au départ, ont peur de venir en galerie par crainte de déranger en faisant sortir les pièces, et qui préfèrent choisir dans leur coin avant de venir nous voir.
J’encourage ces clients potentiels à se déplacer pour être en contact physique avec un tableau ou une photographie. S’ils le souhaitent, je leur envoie par la suite des tirages de lecture, des CD ou des catalogues.
Nous avons aussi des acheteurs à l’étranger que l’on ne connaît pas physiquement mais qui achètent directement sur internet en demandant au préalable des photos ou des CD des œuvres qui les intéressent.

L’art devient une marchandise qui s’achète à distance à partir de reproductions électroniques ?
J’ai la chance d’avoir des artistes qui travaillent avec des laboratoires et du matériel de qualité, mais il est vrai que sur internet, il est difficile de juger de la qualité d’un tirage ou d’une peinture.
Maintenant que les gens se tournent davantage vers le DVD, la vidéo, la photographie…, la qualité du support, même si elle reste très importante, est encore sous estimée par l’acheteur.
De l’autre côté, beaucoup trop d’artistes ont encore recours à des laboratoires non professionnels parce qu’ils négligent la qualité du matériau.

 

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